La fin des châteaux de sable

S’éloignant des pas d’Alain Corbin et de son histoire sensible des rivages, une nouvelle génération de chercheur.e.s en sciences sociales propose une histoire contemporaine de la plage sous l’angle environnemental. Avec cette monographie sur Los Angeles due à Elsa Devienne, une histoire urbaine inédite apparaît, celle d’un vaste espace public aux enjeux à la fois sociaux, économiques et écologiques.


Elsa Devienne, La ruée vers le sable. Une histoire environnementale des plages de Los Angeles au XXe siècle. Éditions de la Sorbonne, coll. « Homme et société », 288 p., 25 €


Depuis les années 2000, une « coastal history », selon l’expression de l’historien américain Isaac Lang, s’est progressivement imposée comme un courant particulièrement stimulant. Partant d’une étude culturelle de la plage, elle s’appuie surtout sur les outils produits par les travaux sur l’environnement, en particulier les travaux sur l’histoire des parcs urbains, sur Central Park à New York – notamment l’ouvrage de Roy Rosenzweig et Elizabeth Blackmar paru en 1998. Le grand intérêt du livre d’Elsa Devienne est de montrer comment, dans le cas de Los Angeles, les plages de la ville, « à l’instar d’autres grandes infrastructures urbaines – autoroutes, ports, ponts, etc. –, ont été élaborées et planifiées par des hommes et des femmes qui, au cours du siècle, se sont érigés en experts du littoral ».

Plutôt que l’histoire du tourisme balnéaire, sans négliger une histoire des corps exposés (dont Christophe Granger fut en France un des promoteurs), Elsa Devienne privilégie l’analyse des politiques publiques et des entreprises privées, mais aussi la question du rapport des habitants à ces espaces aquatiques et des luttes qu’ils ont menées pour qu’ils ne soient pas comme le reste de la Cité des Anges l’objet d’un « apartheid spatial ». Aussi est-ce à une tout autre lecture de l’histoire de Los Angeles que l’historienne nous invite ; elle nous suggère, en particulier, de nuancer ce qui a été désigné trop vite, semble-t-il, comme la « crise » ou le « déclin » urbain.

L’étude se focalise sur cet « espace fluide » au cours du seul XXe siècle. Elle est articulée autour de trois moments qui ont marqué cette histoire environnementale : au début des années 1920, l’émergence d’une volonté de protection des littoraux ; après la Seconde Guerre mondiale, le programme de modernisation de ces espaces ; enfin, au tournant des années 1960-1970, la critique liée à un souci de réappropriation des habitants, débouchant sur des politiques de remise en cause des campagnes passées.

Cette Ruée vers le sable commence donc au lendemain de la Première Guerre mondiale. Se développent alors des quartiers du littoral, avec des projets immobiliers qui ne sont plus destinés aux seuls touristes, et avec eux l’adoption d’un mode de vie où le rapport à l’océan est plus quotidien. Les images produites par Hollywood, mais également une nouvelle culture du corps, en particulier des plaisirs nautiques – Elsa Devienne a de belles pages sur l’influence de Hawaï et du surf –, contribuent à ce goût de la plage. Un nouvel ordre balnéaire se met en place, calqué sur l’espace urbain : on y retrouve les mêmes séparations raciales et sociales. La plage n’est pas alors un espace de liberté, et les Angelinos respectent la carte sociologique de la baie, même si elle est moins figée que celle des stades de baseball où chaque rangée est attribuée à une classe sociale. La plage est un entre-deux, un espace où, notamment, les lignes raciales bougent, et ce n’est pas anodin qu’elle soit le lieu de nombreuses bagarres dans les années 1920.

Elsa Devienne, La ruée vers le sable. Une histoire environnementale des plages de Los Angeles au XXe siècle

Los Angeles (2015) © Jean-Luc Bertini

Dans la décennie suivante, émerge un « lobby des plages » composé d’une élite locale, d’ingénieurs, de scientifiques ou d’hommes d’affaires prenant en charge cet espace social qui entre en crise. En effet, la croissance démographique de la Californie du Sud, le développement de quartiers sur le littoral, sans oublier l’essor de l’industrie pétrolière, ont des conséquences graves, menaçant l’existence même des plages. On parle de « fin des plages » et, dans les faits, elles sont l’objet de nombreuses menaces. Un mouvement de défense du littoral tente de lutter contre cette détérioration (pollution, érosion) ; mais c’est surtout la naissance de nouveaux experts, les ingénieurs publics spécialisés, produisant des connaissances inédites, qui conduit à l’invention d’une nouvelle plage. L’influence du modèle de Jones Beach sur Long Island à New York est, dans un premier temps, considérable. Mais la Californie du Sud devient vite le leadership en la matière. Si la Seconde Guerre mondiale ralentit ce mouvement, le lobby des plages parvient néanmoins à ne pas se faire oublier en en faisant un lieu « patriotique ».

La décennie 1945-1955 est l’époque de la construction de cette plage moderne, occasion pour toute une architecture de se déployer, comme le célèbre Venice Athletic Beach Center. Ces espaces sont alors des podiums sur lesquels les corps vont s’exposer. Une culture de la plage, du corps beau, jeune, bronzé, musclé, s’y montre, qui n’est pas sans heurter certains entrepreneurs de cette plage nouvelle manière ; ainsi de la déferlante de jeunes étudiant.e.s lors du Spring Break à Balboa Island sur Newport Beach, à quelques kilomètres de Los Angeles, qui suscite très vite indignation et inquiétude. Surtout, certains s’inquiètent de la sexualisation de la plage, devenue comme à Ocean Park un lieu gay. La répression est féroce et ces lieux de la sous-culture homosexuelle californienne sont tout simplement détruits à la fin des années 1950. Les plages ne font pas seulement l’objet de nouveaux aménagements, une police les surveille désormais, en particulier pour limiter les désordres de la jeunesse locale. C’est la fin des joyeux feux la nuit sur Zuma Beach.

Cette entreprise de modernisation entraîne à partir des années 1960 un reflux. Elsa Devienne montre en effet comment ce mouvement, qui vise à la fois à acquérir des plages pour le public, à assainir l’eau de mer, et à « nettoyer » les rivages de publics et de pratiques jugé.e.s illégitimes, est rapidement fragilisé par ses contradictions. Modifiant radicalement le paysage urbain de Los Angeles, la protection et l’aménagement des plages deviennent vite deux objectifs incompatibles, comme dans le cas de Santa Monica où la priorité des habitants est désormais de conserver ce qui constitue l’espace même de la plage : « l’eau et le sable ». Ce reflux débouche sur la création d’une commission du littoral californien dès 1972 et à des mouvements militants. À Ocean Park, c’est à partir de l’association des locataires que la lutte s’organise contre la construction d’un hôtel et de huit tours de vingt-neuf étages.

C’est donc une histoire paradoxale que l’historienne met en lumière, où des intérêts divergents, sur des malentendus parfois, firent avancer la cause des plages. À l’heure où ces espaces urbains sont désormais le lieu de concentration des plus grandes richesses, Elsa Devienne rend aussi hommage, par ce livre, à une culture urbaine aujourd’hui plus que menacée.

Cet article a été publié sur Mediapart

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