Les Indiens en vitrine

Les dioramas empruntent au moulage, à la sculpture, à la peinture, pour fabriquer des corps artificiels de femmes et d’hommes tels qu’imaginés dans leur milieu d’origine et ainsi mis en scène. L’historienne d’art Noémie Étienne offre à notre curiosité une étude multidimensionnelle de quelques-unes de ces installations pensées comme des sources particulièrement riches de l’histoire de l’anthropologie et de celle des États-Unis, en un point d’articulation essentiel : la vie des Amérindiens.


Noémie Étienne, Les autres et les ancêtres. Les dioramas de Frantz Boas et d’Arthur C. Parker à New York, 1900. Les Presses du réel, 352 p., 32 €


La question des origines reste jusqu’à nos jours essentielle pour la définition des nations. Creuset d’une refonte de populations venues cohabiter au fil des ans en un même territoire ou bien superposition de plaques successives de peuplements tenues ensemble parce que les unes, plus lourdes, écrasent les autres ? Modèle du melting-pot, du métissage ou de la conquête, du colonial ? L’anthropologie et les deux dioramas de référence ici analysés réfractent cette hésitation. L’évolutionnisme relie tout le monde, mais hiérarchise ; le fonctionnalisme souligne les différences mais aussi les oppose, chacune devant constituer un tout.

Les dioramas américains s’efforcent de surmonter la contradiction. Leur élaboration est, il est vrai, surdéterminée politiquement puisque les États-Unis sont nés d’une migration européenne intercontinentale, de l’éradication des Amérindiens et de l’esclavage d’Africains. Tous parents, certes. Mais les uns sont-ils alors les ancêtres moins avancés que les autres ? Tous différents, pourquoi pas, mais cet exotisme méthodologique contredit l’idée de peuples mélangés au sein d’une grande nation. « Les dioramas permettent d’allier histoire nationale et étrangeté dans une fabrique du primitif qui est aussi une généalogie à laquelle puiser ses racines. Les premiers habitants du pays deviennent un sujet intermédiaire entre les installations présentant “l’ailleurs” (africain, océanien) et “l’avant” (local) », souligne Noémie Étienne. Pour que les autres puissent devenir des ancêtres, pour que la distance soit transformée en proximité, il est indispensable de changer de focale dans la mise en perspective.

Les dioramas sont en effet à double tranchant : monuments à la gloire de la civilisation américaine qui incarnerait la victoire du moderne sur l’ancien. Et, en même temps, « lieux de résistance, et ceci dès leur implantation aux États-Unis. Les dioramas ne servent pas seulement à fabriquer les ancêtres des populations euro-américaines : ils écrivent aussi l’histoire des Amérindiens et des Afro-Américains dans une logique d’autoreprésentation ». La réflexion proposée croise les dioramas imaginés par le grand anthropologue Frantz Boas (1858-1942) au Musée d’histoire naturelle de New York et ceux conçus au même moment, à quelque deux cents kilomètres de là, par son élève d’origine iroquoise-sénéca Arthur Caswell Parker (1881-1955), au Musée de l’État de New York à Albany. D’un côté le tracé d’une filiation par le professeur américain d’origine allemande qui classe, de l’autre la mise en exergue d’une mémoire vernaculaire en forme de reliquaire, par l’étudiant amérindien qui sauve et voit dans le diorama le moyen d’une affirmation politique. Passionnante analyse comparée qui souligne combien l’anthropologie n’est jamais pure spéculation mais engagement dans la cité, chacun s’efforçant d’imposer sa vision du passé pour justifier ou miner le présent.

Noémie Étienne, Les autres et les ancêtres. Les dioramas de Frantz Boas et d’Arthur C. Parker à New York, 1900

Le travail de Noémie Étienne donne à voir que l’histoire ne s’écrit pas seulement dans les livres mais se construit aussi avec du plâtre, des pigments et autres matériaux qui servent in fine à figurer des humains et des moments de leur vie à différentes époques. Les dioramas façonnent ainsi l’histoire collective et découpée du temps et l’authentifient par des images. Mais, comme ce livre centré sur les pratiques le prouve, tout cela n’est évidemment que bricolage idéalisé.

C’est ainsi qu’un autre diorama, le « hall des races », ouvert en 1933 au Field Museum à Chicago, a fait tenir ensemble des moulages de bras et de têtes, des couleurs de peau et de cheveux, tirés d’individus de provenances et même de genres différents. Les dioramas inventent ainsi des corps « authentiques » qui sont en fait des hybrides, des monstres au sens propre du terme. La race mise en spectacle est un produit imaginaire, un rébus. Pour fabriquer une image idéalisée de chaque race, il est nécessaire de sélectionner des parties du corps humain, au besoin provenant d’individus différents : la tête d’une femme sur un corps d’homme, un torse caucasien sur des jambes indiennes, etc. De ce micmac doivent se dégager des formes pures.

Pour l’installation du Field Museum, ont ainsi été commandées près de cent statues à l’artiste plasticienne Malvina Hoffman (1887-1966), qui décrit son travail comme « une captation de l’essence d’une race, une cristallisation de tous les individus dans une figure et non l’imitation servile d’une personne singulière ». Car, précise Noémie Étienne, « le mannequin n’est jamais l’archive d’un corps : il est l’outil muséographique bricolé qui doit plus ou moins ressembler à un humain ». Tous ces procédés ne confèrent de véracité qu’au diorama lui-même, vrai comme une création mais pas comme un substrat originel qui, d’ailleurs, n’existe jamais. Ces œuvres sont aussi politiquement et pédagogiquement efficaces qu’elles sont authentiquement fausses. En plongeant dans les réserves de morceaux d’humains artificiels un temps utilisés puis rangés ou même jetés, le livre de Noémie Étienne restitue les dessous de l’illusion sociale de la race, effet de classements plutôt que fruit d’observations.

Les dioramas sont des œuvres collectives auxquelles collaborent des anthropologues, des artisans de tous ordres (maquettistes, menuisiers, couturiers, taxidermistes) et des artistes. Noémie Étienne analyse ces collaborations organisées qui visent à matérialiser les cultures, à leur donner une apparence reconnaissable et, dans le même temps, valorisent les idéaux de leur époque. Il fallait en effet, elle nous en convainc, mettre en regard ces mises en scène d’Amérindiens avec les préoccupations picturales des États-Unis au tournant du XIXe et du XXe siècle. Car l’enjeu visuel, comme toujours, est politique : construire des stéréotypes nationaux à travers des mannequins, des habitats, des costumes et surtout des paysages.

Les artistes qui accompagnent les ethnographes et les archéologues sur le terrain inventent un paysage naturel standard qui qualifiera l’Amérique pendant longtemps, de l’arrière-plan des portraits de famille aux westerns. Les dioramas sont bien plus qu’un musée Grévin en ce qu’ils établissent et confortent la relation des citoyens américains à un décor environnemental dont finalement, comme la faune, la flore et la géographie touristique, les Amérindiens font partie.

Les dioramas se fabriquent à l’intersection des arts et de l’anthropologie qui contribuent ensemble à l’élaboration d’une rhétorique picturale, celle d’une Amérique passant de la violence de la conquête, de l’extermination des Indiens, de l’esclavage et de la guerre de Sécession à une Amérique pacifiée, figée dans des tableaux bucoliques, pédagogiques et moraux. L’ouvrage décrit avec un grand souci de précision et de contextualisation la réalisation de dioramas, les biographies de leurs acteurs principaux et leur impact sur la transformation des arts. Les dioramas mettent en abîme la dimension esthétique et la perspective scientifique. Car, comme le montre Noémie Étienne, « le tournant visuel en anthropologie, amorcé au XVIIIe siècle, a été déterminant au siècle suivant. Le dessin et le moulage, soit des techniques qui appartiennent à l’univers artistique, deviennent progressivement les outils privilégiés d’une science en construction ».

Cette fusion des regards a rencontré un très grand succès parce que s’y joue, plus profondément, la rencontre du collectif et de l’intime. Les matériaux rassemblés ici par Noémie Étienne relient en effet la mise en scène des primitifs, selon une tradition historique essentielle à l’illusion américaine de grandeur, à la scène primitive, où, selon Freud, se noue la structure psychologique de l’individu.

En le matérialisant dans des corps, les dioramas fabriquent du passé. Les visiteurs sont invités à y entrer, comme on entre dans une danse, et à y éprouver des émotions comme s’ils étaient vraiment dans le tipi, la pirogue et tout près de personnages figurés par des mannequins pouvant donner l’illusion d’être bien vivants devant soi. Le jeune J. D. Salinger, dans son roman L’attrape-cœurs (1951), se prend au jeu : « il y avait à l’arrière du canot un type flippant qui portait un masque. C’était le sorcier. Il me donnait la chair de poule mais je l’aimais bien quand même ».

La condensation fonctionne comme une apparition. Les dioramas s’inspirent directement des compositions qui, à partir de la Contre-Réforme, ont théâtralisé en pierre, en plâtre ou en bois des scènes religieuses édifiantes, versions figées des mystères joués, du Moyen Âge à nos jours, devant ou dans les églises. Jésus, les apôtres ou la Vierge Marie sont, dans les musées anthropologiques ici étudiés, remplacés par l’Indien, le Sauvage, Père Premier de l’humanité. Noémie Étienne montre la prégnance de ces visions incarnées en ce que « le diorama est actif et activé. Il fait bouger et parler les visiteurs qui s’en approchent. Il est le lieu d’une expérience et d’une action ».

Ce dispositif scénique orchestre des relations d’empathie entre Européens et Sauvages. Des identifications y sont suscitées par des objets-corps qui se tiennent à la jonction de l’imaginaire et du sensible, de l’idée et de la forme. Mannequins, habitations, bateaux, outils, costumes, etc., constituent des figures transitionnelles en ce que ces artefacts sont des supports d’investissements, de passions ou de répulsions généalogiques. Œillades primitivistes, les dioramas invitent à se situer dans une mémoire, à trouver place dans un parcours supposé de l’humanité, à travers une histoire vécue, éprouvée. Et Noémie Étienne d’élargir le propos : « À New York et à Albany, [les dioramas] écrivent l’histoire du pays et fabriquent des ancêtres communs aux nouveaux arrivants par le biais d’une expérience physique des installations, destinée en particulier aux enfants ».

Si savoir c’est voir, les dioramas jouent bien un rôle essentiel dans notre formation et nos prises de conscience. Le désir de savoir est d’abord un désir que les dioramas peuvent aussi éveiller. La sollicitation de la sensualité passe par le lointain, lui-même porté par des images dont Rimbaud évoque la puissance dans « Les poètes de sept ans » : « Il s’aidait de journaux illustrés où, rouge, il regardait des Espagnoles rire et des Italiennes quand venait, l’œil brun, folle, en robes d’indiennes – huit ans – la fille des ouvriers d’à côté ». Et les dioramas de soutenir en trois dimensions cet éveil de l’émotion érotico-exotique qu’évoque aussi J. D. Salinger quand il se remémore sa visite au Musée d’histoire naturelle de New York dans les années 1930 : « Ensuite on passait devant une grande vitrine avec dedans des Indiens qui frottaient des bâtons l’un contre l’autre pour faire du feu et une squaw tissant une couverture. Cette squaw tissant la couverture était comme courbée et on voyait ses seins et tout. On regardait tous un bon coup… »

Par un cheminement concret, vivant et très documenté, cet ouvrage, qui fera date, nous introduit aux sources mêlées de l’anthropologie, de l’histoire et d’un moment esthétique fort de la société américaine.

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