C’est une monographie d’un « paysage » des plus précieuses que Stéphane Michonneau nous livre au terme d’une longue enquête sur la ville de Belchite, détruite pendant la guerre civile espagnole. Fruit de l’étude des archives générales, militaires et municipales, mais aussi d’une pratique assidue du terrain, c’est aussi la démonstration remarquable que l’écriture de l’histoire exige tout à la fois de dépouiller les liasses d’archives et d’arpenter les lieux. Les régimes d’historicité s’inscrivent dans des espaces que trop souvent la discipline néglige de parcourir et d’examiner.
Stéphane Michonneau, Belchite. Ruines-fantômes de la guerre d’Espagne. CNRS Éditions, 300 p., 26 €
Stéphane Michonneau, Un récit mémorable. Essai d’ego-exorcisme historique. Publications de la Sorbonne, coll. « Itinéraires », 178 p., 18 €
Belchite. Ruines-fantômes de la guerre d’Espagne s’ouvre sur de belles pages où, se mettant en scène, Stéphane Michonneau, accompagné de témoins, marche dans les ruines de cette ville de la province d’Aragon. C’est dans un paysage mémoriel que nous plonge ce livre, une mémoire singulière qui court des années 1930 du temps de la République à aujourd’hui.
Belchite n’est pas Guernica. Elle fut successivement le lieu de combats d’une extrême violence (bombardements de l’aviation nacional, tirs d’artillerie des républicains) et de trois vagues de sévère répression à l’égard des civils. Le lecteur est immédiatement saisi par la situation paradoxale de Belchite : ce village proche de Saragosse, pris par les rebelles en 1936, perdu à la suite d’un long siège des républicains, fut repris en mars 1938 et érigé en ville héroïque par Franco, théâtre de nombreuses commémorations réalisées par le pouvoir à partir de cette date. Situation paradoxale, puisque, si le village détruit est, comme Oradour-sur-Glane, resté en l’état, à quelques centaines de mètres de distance le pouvoir reconstruisit un « nouveau » Belchite en forme de monument au dictateur-bâtisseur. Après la Transition, l’Espagne démocratique, plongeant elle aussi dans l’ère du « tout-mémoire », fut bien embarrassée par ce Belchite, mémoire du bourreau, peu conforme aux politiques mémorielles. Depuis quelques années, il vient désormais s’inscrire dans le processus de patrimonialisation des lieux de la guerre civile, étape du parcours intitulé très justement « Mémoires amères ».
En seize chapitres, nourris par l’histoire des mémoires, des violences de guerre et aussi par l’histoire du franquisme – trois domaines dans lesquels Stéphane Michonneau excelle : son Barcelone (Presses universitaires de Rennes, 2002) est devenu un classique, son étude Mémoires anonymes d’un militant fut publiée dans la passionnante collection « Itinéraires » des Éditions de la Sorbonne en 2017 –, l’ouvrage déplie l’ensemble des facettes de « ce lieu de mémoire impossible » depuis sa destruction en septembre 1937.
L’intérêt de ce cas est qu’il est emblématique des conflits de mémoires, avec comme champ de bataille les « ruines ». Stéphane Michonneau montre notamment l’extraordinaire usage des ruines comme décor de commémoration que le franquisme développa (en particulier dans l’iconographie du Caudillo). Il analyse aussi comment, après 1975, échoua la tentative de constituer ces mêmes ruines en mémorial pour la paix, passant en revue tous ces projets de réconciliation. L’historien ne se contente pas des discours et des faits, il a mené l’enquête pour retrouver tout ce que l’on projeta sur le village de Belchite : les débats sur l’urbanisme du nouveau bourg, les multiples projets de monuments, leurs aménagements ou encore les entreprises de restauration… L’enquête ne néglige aucun dossier ; ainsi, le livre est aussi une enquête urbaine, analysant les étapes de la reconstruction des édifices religieux, étudiant le déplacement des populations de l’ancien au nouveau village pour en examiner la structure sociale grâce à une enquête effectuée à partir du dépouillement des archives des impôts. Mais Stéphane Michonneau le répète plusieurs fois : le chantier qu’il fouille est d’une grande complexité, il ne s’éclaire que lorsqu’on l’inscrit dans une plus large temporalité.
L’ouvrage a le grand mérite – sans jamais tomber dans une approche comparatiste – de restituer ce cas dans une histoire longue et dans l’espace européen contemporain. Rappelant la culture romantique des ruines, l’importance de la mémoire des guerres napoléoniennes mais aussi des usages du passé dans la période précédant la guerre civile, à chaque fois l’historien mobilise ces éléments pour évaluer en quoi, au sein d’une histoire de la mémoire, le cas de Belchite fait événement. En cela, cet ouvrage très érudit est aussi une belle leçon d’écriture de l’histoire : exigeante, elle questionne sans complaisance son objet et sa singularité. Aussi, tant pour la période franquiste que pour les années 1990, époque d’un renouveau d’intérêt pour le village et ses ruines, l’historien n’a de cesse de parcourir d’autres lieux, de déplacer le regard vers d’autres paysages. Il propose de faire une histoire « en perspective », comme on le dit d’un dessin d’architecte. Là réside peut-être la plus grande originalité de ce travail. Son auteur n’est pas archéologue, mais hétérotopologue – il qualifie d’ailleurs Belchire de double hétérotopie foucaldienne en relisant « Des espaces autres », l’ultime texte publié du vivant du philosophe. Autrement dit, l’objet du livre est bien la manière dont depuis 1937, une multitude d’acteurs se sont approprié cet espace (le village détruit et son double), comment ils l’ont investi, comment, en somme, ils l’ont construit « mémoriellement ».
Si l’on peut être surpris du détail avec lequel Stéphane Michonneau décrit, au début de l’ouvrage, le siège de la cité en 1937, ne se privant pas de dessiner une carte de l’offensive, on comprend qu’il pose là les bases d’une véritable méthode pour étudier ensuite la guerre des mémoires qui s’y déroulent jusqu’aujourd’hui. Il suit les déplacements ; il est attentif aux moindres inflexions ; il pointe du doigt les lieux oubliés, comme le camp de prisonniers et son système autarcique. Si le terme de « guerre » n’est pas trop fort, c’est que Belchite est, souligne l’historien, un « immense cimetière » à ciel ouvert : les morts républicains n’avaient pas été enterrés et les civils l’avaient été militairement.
En France, on mesure mal les attitudes que cette quête des morts a pu susciter. Si la fausse commune de Belchite ne fit pas l’objet d’exhumations comme ailleurs en Espagne, on assista à partir du milieu des années 1980 à une pluralité d’événements. D’une part, des phénomènes paranormaux sont pris au sérieux : certains entendent des paroles, des chants, des explosions, des rafales évoquant septembre 1937. Des vivants affirment communiquer avec les « fantômes » du passé ; on les enregistre et on les diffuse sur internet. L’historien est hésitant sur l’interprétation à donner de ces apparitions ; il se garde de les lire comme le produit d’un traumatisme intériorisé – parce que non exprimé ou non exprimable – qui jaillirait tout à coup en pleine lumière ; il s’agit bien plutôt de l’affirmation d’une nouvelle forme de victimisation. Ce « retour des morts » serait ainsi l’expression moderne d’une tentative de réintégration dans la communauté villageoise de la partie de la population qui en avait été exclue par la politique discriminatoire des morts conduite par la dictature.
Aussi, lorsqu’à la fin de l’ouvrage, comme un aboutissement de son minutieux travail, Stéphane Michonneau fait entendre la voix non pas des survivants mais de la génération née après la guerre civile, on comprend l’omniprésence de cette question dans la société espagnole contemporaine et son besoin de poser des actes de mémoire. La coproduction d’un récit dans le livre collectif La agonia de un pueblo, en 2008, vient non pas pallier la perte, mais, tel un miroir, figurer « la douleur fantôme dont ils souffrent ». Il n’en est peut-être pas autrement des écritures « mineures » que relève l’historien, ces écritures exposées laissées par les visiteurs dans les ruines. Ces graffitis qui constituent un palimpseste, cette métaphore de cet enchevêtrement mémoriel, sont aussi une tentative pour en extraire un récit à la fois intime et collectif.
Stéphane Michonneau nous informe également, et c’est une autre qualité de son livre, de ses hésitations et de la manière dont le point de vue de la discipline historique peut lui aussi évoluer, et avec lui tout le cadre interprétatif. Loin de refermer le cas de Belchite sur lui-même, l’histoire qu’il propose invite à l’étude d’autres hétérotopies mémorielles. Au cœur de Belchite comme d’Un récit mémorable, son « essai d’ego-exorcisme historique » publié en 2017, il y a un profond souci de justesse.
Ce précédent livre s’ouvre sur une lettre qui établit immédiatement un doute dans le pacte de lecture, tant le procédé a été utilisé en littérature depuis le XVIIIe siècle : le narrateur, ici historien contemporain de l’Espagne et nommé Stéphane Michonneau, alors maître de conférences à l’université de Poitiers, reçoit une lettre d’un inconnu lui révélant l’existence d’un manuscrit d’un certain Andreu Marti, dédié à la mémoire d’une brigade républicaine de la guerre civile. Cette lettre qui invite le narrateur à prendre connaissance de ce mystérieux manuscrit, l’a-t-il vraiment reçue ? Et ce manuscrit, dont de longs extraits vont jalonner le livre, est-il de la plume de ce Marti ou n’est-il qu’une fiction imaginée par l’historien pour mieux traiter son sujet, la mémoire et l’oubli ? Le doute est d’autant plus grand que le livre est au départ le mémoire personnel d’une « habilitation à diriger des recherches », exercice académique d’égo-histoire dont certains (pensons au Disparu ! de son collègue Sylvain Venayre) n’hésitent pas à faire un objet expérimental.
Pour ajouter de la complexité au livre, le narrateur indique dans ce même chapitre combien la guerre d’Espagne et son imaginaire l’ennuie : « tout ce bric-à-brac des mythes recuits qui hante la mauvaise conscience française et les gauches européennes depuis maintenant bientôt 70 ans, ce n’est pas pour moi ». Allant contre cette réticence, après la réception d’une seconde lettre, se sentant pris par sa conscience professionnelle d’historien de l’Université française, Stéphane Michonneau prend rendez-vous et reçoit le manuscrit ; une photographie du manuscrit semble l’attester, comme le bref récit de la « découverte » : « Dans le bus qui me ramène au centre de Poitiers, je tiens sur mes genoux près de soixante ans d’oubli, dans son irréductible matérialité. À présent, j’approche le manuscrit ; j’en scrute la signature manuscrite ; je cherche une table des matière en vain. »
Dès lors, l’enquête commence. Le manuscrit se révélera un roman historique, écrit en Espagne puis en France après les événements, dans les années 1950. Et Stéphane Michonneau, dans la suite de l’ouvrage, se pose des questions à l’occasion de la publication au moment de son enquête d’une nouvelle littérature espagnole (les romans de Javier Cercas ou de Manuel Rivas) qui vient comme contrer/contester les centaines de récits autobiographiques d’anciens combattants républicains, anarchistes ou communistes. Il s’interroge à son tour sur la nature de l’objet qui lui a été confié : s’agit-il d’un faux ? Participe-t-il du négationnisme ? Le chercheur peut-il le considérer comme une source fiable ?
Alors l’historien, non seulement se plonge dans l’immense historiographie que la guerre d’Espagne a suscitée, aidé en cela par son collègue et ami François Godicheau, mais aussi puise dans sa grande connaissance de l’Espagne, où il a vécu pendant les années 1990. Puis, seul, il sillonne les centres d’archives pour traquer le moindre indice, valider tel ou tel fait évoqué dans le manuscrit. Le narrateur rapporte au lecteur cette enquête pas à pas, dans une relation très rare, la sensation d’être au-dessus de son épaule. Stéphane Michonneau va très loin dans cette mise à nu, car il ne cache aucun de ses doutes, de ses hésitations et des contresens qu’il peut faire.
L’un des objets du livre est l’histoire du manuscrit, c’est-à-dire les circonstances de la « mise en mémoire ». Michonneau estime que cette analyse ne peut se limiter à la seule considération des « motivations du mémorien » et qu’il convient de s’intéresser aux conditions de possibilité de la réception d’un tel témoignage. S’appuyant sur les travaux de Nathalie Heinich, il dépeint pour le cas espagnol l’environnement contemporain de son émergence. Il retrouve son autre fil, celui de la littérature contemporaine quand elle s’intéresse à l’Histoire. Son propre travail contribue alors à l’apparition d’une littérature mémorielle d’un nouveau type. Des formes hybrides marquent les années 1990, et sortent en librairie des « romans de la mémoire ». Le manuscrit est désormais l’œuvre commune de son auteur et de son historien. Et Stéphane Michonneau de consacrer ses dernières pages à sa propre position : « l’historien se fait témoin, non pas le témoin oculaire qui a vu ce qui s’est passé, mais le témoin secondaire qui actualise le temps historique passé tout en affichant avec l’objet une distance critique ». C’est ce type d’histoire que ce livre revendique : une « histoire lacunaire, attentive aux manques et aux absences, aux traces et aux disparitions, [qui] serait une écriture de la présence-absence du passé ».