Retour d’Art Paris

Le vif de l’art (3)

Le vif de l’art s’est promené dans les allées d’Art Paris : la foire d’art contemporain marque le retour, provisoire, peut-être éphémère (définitif, c’est moins sûr), d’événements qui, de Miami à Bâle en passant par Londres, avaient été annulés les uns après les autres.

Nef du Grand Palais, Paris – Voilà donc des mois que les galeristes perdent de l’argent et que les collectionneurs manquent les bonnes affaires – des mois qu’ils ne se voient plus (c’est à peine s’ils s’habillent) et qu’ils ne se racontent plus d’histoires. Les histoires de cette année doivent être formidables, car les allées d’Art Paris sont pleines de marques de gratitude à l’égard de celles et ceux, artistes compris, qui les racontent. Partout, en effet, des jeunes gens pressés tirent leurs gold de leur poche-revolver ; partout des messieurs emberlutis griffonnent nerveusement leurs chéquiers sur des coins de table. Sans doute n’y croient-ils pas plus qu’auparavant, mais cela faisait longtemps – six mois, deux saisons – qu’ils n’avaient pu mettre un prix sur une histoire et posséder du même coup l’œuvre qui en serait l’objet.

Le vif de l’art (3) : au Grand Palais, le retour d'Art Paris

Cactus #2 (2016) © Laurent Gapaillard

Il faut dire qu’un certain nombre d’œuvres exposées valent leur pesant d’art et que leurs auteurs entendent manifestement leur en donner pour leur argent, au point de tirer à la ligne. À moins que la fièvre hypergraphique qui les a saisis ne constitue chez eux l’un des premiers symptômes du confinement. Illusion rétrospective, il va sans dire, mais à laquelle les dessins de Laurent Gapaillard (galerie Daniel Maghen, Paris) invitent à succomber malgré tout, tant leur prodigalité en détails illustratifs résulte à l’évidence d’un investissement en temps proprement colossal. La difficulté d’appréciation que posent toutefois ses planches tient au fait que leur cohérence comme univers de science-fiction (des mégapoles végétales à la croissance exponentielle) dépend de la propension de leur créateur à laisser totalement libre cours à sa virtuosité comme à sa curiosité, si bien que l’ensemble vire à ce genre de démonstration devant laquelle on parle d’artiste visionnaire, tout en éprouvant aussitôt une sensation de déjà-vu.

Gapaillard n’ignore sans doute pas tout à fait cette ambivalence, lui qui, en réemployant de vieux papiers pour ses petits formats, couche ainsi ses architectures fantastiques sur un lit de passé. Rien d’étonnant alors que son confrère le plus adroit, Luc Doerflinger (galerie Modulab, Metz), fasse de même pour ses aquarelles sur papier jauni dont les motifs uniques (une biche pour l’innocence, une robe pour la mue, un manchot pour le peintre…) témoignent d’une agilité iconographique comparable.

À cet égard, le cas de Jean-Luc Jehan (galerie Jacques Elbaz, Paris) est plus complexe, alors même que ses modèles sont plus évidents, en l’occurrence les fresques de Masaccio à la chapelle Brancacci de Florence (XVe siècle), qu’il atomise consciencieusement. Jehan ne dessine en effet qu’avec de petits points strictement identiques, uniquement à l’encre de Chine rouge dont il module la tonalité par la densité, sans délayage, sur du papier artisanal. Lorsque cette technique éminemment contrainte tend à valoriser l’irrégularité de ce support, c’est-à-dire au moment où elle s’apparente à l’abstraction par l’atomisation de ses sujets, elle accorde à son auteur une liberté de mouvement, si l’on peut dire, qui bute au contraire sur l’aisance linéaire originale des figures auxquelles il se réfère.

Que Charbel Samuel Aoun (galerie Mark Hachem, Paris) se soit départi du grand appareil allégorique de ses vastes techniques mixtes l’autorise lui aussi à s’approcher du registre abstrait. La série de petits dessins qu’il a réalisés ces derniers mois, quoique encadrés un peu précieusement, donne ainsi à voir des volumes dont la division en une infinité de volutes suffit à leur faire atteindre la forme des ruines. Par leur compacité, celles-ci se distinguent cependant encore des fragments isolés d’architecture ou de paysage que colle Claire Trotignon (galerie 8+4, Paris) sur des feuilles de papier qui en paraissent presque ajourées. Transparence feinte qui s’oppose à l’opacité des collages couverts de brou de noix de Pierrette Bloch et à celui, véritablement superbe, d’Anna Shanon qu’expose la galerie Véronique Smagghe (Paris), mais dont l’économie rejoint cette fois les dessins de coiffures africaines et de motifs végétaux que répertorie Temitayo Ogunbiyi (galerie 31 Project, Paris). L’usage exclusif du crayon de papier permet cependant à cette dernière d’obtenir une sorte d’adhérence de son dessin à son subjectile dont s’écarte par définition la technique collée de stratification et d’accumulation de surfaces hétérogènes.

Le vif de l’art (3) : au Grand Palais, le retour d'Art Paris

Accueil d’Art Paris © D. R.

Avec ses papiers pliés, Jae Ko (Opera Gallery, Paris) ouvre encore un autre mode de relation entre l’objet et sa forme. Teints dans la masse, patiemment enroulés jusqu’à obtenir une plissure infiniment répétée qui se prolonge le plus souvent à une échelle monumentale, ses monochromes évoquent le produit d’un métier encore inconnu, qui tiendrait à la fois du tapissier, du tailleur, du sculpteur et du peintre teinturier.

Si, au contraire de Ko, tous les artistes d’Art Paris n’offrent pas au support le premier rôle, beaucoup lui réservent néanmoins une attention particulière. C’est le cas, notamment, de deux des plus jeunes artistes exposés : Douglas Mandry et Lucas Leffler, nés respectivement en 1989 et en 1993. Le premier expose à la galerie Binome (Paris) deux lithographies noir et blanc sur des textiles ayant servi à couvrir des glaciers qui en représentent les paysages ou une cordée à la manière de photographies. Le grain grossier des images fait songer à des coupures de presse comme on en trouve reproduites dans les romans à la mémoire trouée de W. G. Sebald ; statut que le format dément cependant, bien que la facture en confirme la qualité mémorielle.

Lucas Leffler (galerie Intervalle, Paris) est allé, quant à lui, sonder la « petite rivière d’argent » (Zilverbeek, en flamand) où, près d’Anvers, l’usine Agfa déversa à partir des années 1920 ses émulsions photographiques, et dans le cours de laquelle des chercheurs d’argent traquèrent les résidus de métal précieux qui s’y étaient déposés. De ce faux or, l’artiste n’a rapporté pour sa part que de la boue, des archives photographiques et ses propres photographies qu’il a parfois mêlées à la fange au stade du développement, de sorte qu’elles se sont aussitôt transformées en archives, en index de ce qu’il a pris en photo et de ce qu’il a prélevé dans le limon réputé impur et précieux. À la fois nets et craquelés, ces clichés réexposés, surexposés à l’histoire du lieu, ne révèlent finalement rien d’autre que le fait que cela a effectivement eu lieu, et combien ce simple fait compte désormais, au point de l’enregistrer aujourd’hui comme si c’était hier.

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