La prix Nobel de littérature 2020, la poétesse américaine Louise Glück, n’a jamais été éditée en France, mais certains de ses poèmes ont été traduits et publiés par la revue Po&sie dès 1985. Pour En attendant Nadeau, l’un de ses traducteurs, Claude Mouchard, expose ce qui l’a porté vers cette œuvre.
« Les enfants noyés » : je relis ce poème de Louise Glück – ou plutôt la traduction parue dans le n° 34 de Po&sie (au troisième trimestre de 1985) :
Tu vois, ils n’ont pas de jugement.
Alors il est naturel qu’ils se noient,
d’abord la glace les prend
et puis, tout l’hiver, leurs écharpes de laine
flottant derrière eux ils s’enfoncent
jusqu’à se taire enfin ?
Et la mare les soulève dans ses multiples bras noirs.
La suite n’est pas moins troublante (on pensera peut-être aux Kindertotenlieder de Mahler ou aux dangereux poèmes de Trakl – même si les proximités affirmées par Louise Glück sont évidemment plutôt du côté anglo-saxon, avec tout particulièrement la grande, l’inoubliable Emily Dickinson) :
Mais la mort doit leur venir d’une autre manière,
tout près du commencement.
Comme s’ils avaient toujours été aveugles et sans poids. Aussi
le reste est-il rêvé, la lampe,
la bonne nappe blanche qui couvrait la table,
leurs corps.
Et pourtant ils entendent les noms habituels
comme des leurres glissant sur la mare :
Qu’est-ce que tu attends
rentre, rentre à la maison, perdu
dans les eaux, bleu et permanent.
De Louise Glück, je ne savais rien quand, début 1985, une amie très proche, Linda Orr (qui enseignait à l’université de Duke, et elle-même poète, et avec qui je traduisis également des poèmes de Wallace Stevens ou d’Elizabeth Bishop), me proposa de traduire avec elle un certain nombre des poèmes (dont « Les enfants noyés ») du recueil Descending Figure (paru aux éditions Ecco en 1980).
« Louise Glück (écrivions-nous dans la présentation de nos traductions telles qu’elles furent publiées dans Po&sie, donc, en 1985) est née en 1943, à New York, d’un père hongrois et d’une mère russe. Elle habite actuellement dans le Vermont, et enseigne à mi-temps l’anglais et la “creative writing” à Williams College (dans le Massachusetts). Elle a publié trois livres : Firstborn, The House on the Marshland, et Descending Figure. »
Louise Glück fut publiée deux fois encore dans Po&sie. Huit poèmes traduits par Raymond Farina en 1999, puis « L’iris sauvage » en 2014 dans la traduction de Marie Olivier. Cette dernière écrit dans sa présentation : « Comme le prouve son omniprésence dans les anthologies de poésie américaine des XXe et XXIe siècles, Louise Glück est aujourd’hui devenue une figure essentielle dans le paysage de la poésie américaine contemporaine. »
Si éclatante que soit la reconnaissance, qui est aujourd’hui accordée à l’œuvre de Louise Glück et que vient de confirmer le prix Nobel, sa poésie n’aura jamais rompu avec ce qu’elle caractérise elle-même comme une attirance pour, ainsi que le traduit Marie Olivier, « ce qui est malléable, inchoatif, non fini, en développement, contrairement au fini, au publié, à l’imprimé ».
Pourtant ses poèmes, plutôt courts, ne paraissent-ils pas très achevés ?
Mais voici que, dans tels de ses recueils, plusieurs poèmes se constituent en élusifs ensembles dont l’unité ne va cesser de s’imposer et de se dérober : qu’est-ce qui, comme une présence ou une demande inapaisable, aura exigé cette dansante pluralité ?
Le recueil « L’iris sauvage » s’ouvre aux plantes ou à des endroits ou des moments du jardin : « les personae humaines, remarque Marie Olivier, sont délaissées au profit de fleurs et plantes d’un jardin domestiqué ».
Ainsi nous entendons-nous interpellés par le coquelicot, dans « Le coquelicot rouge » :
Le grand avantage
est de ne pas avoir
d’esprit. Des sentiments ?
Oh, ça, j’en ai ; ce sont eux
qui me gouvernent. J’ai
un seigneur au paradis
appelé le soleil, et je m’ouvre
à lui, lui montrant
le feu de mon propre cœur, feu
semblable à sa présence.
Que pourrait être une telle gloire
si ce n’est un cœur ? Oh, mes frères et sœurs,
avez-vous un jour été comme moi, il y a longtemps,
avant que vous ne soyez humains ? Vous êtes-
vous permis
de vous ouvrir une fois seulement, vous qui ne
vous ouvrirez jamais plus ? Car en vérité,
je parle là
de la même façon que vous. C’est parce que
je suis détruit que
je parle.
Oui, voici que sous l’appel d’une plante, l’être humain peut se trouver ramené en-deça de lui-même : dans quelles régions de risques ou, au plus près de la « destruction », dans quelles zones d’inquiétants possibles ?
Ailleurs, c’est le « chez soi » qui se met à crépiter avec une secrète férocité… Ainsi dans « Inferno », traduit par Raymond Farina, les choses proches se font bûcher – pour quelle victime à jamais consumée ou pour quel renaissant phénix ?
« Inferno » :
Pourquoi vous en alliez-vous ?
Je sortais vivante du feu ;
comment est-ce possible ?
Rien n’a été perdu : tout a été
détruit. La destruction
résulte de l’action.
Était-ce un feu réel ?
Je me souvient de ce retour à la maison vingt ans avant
pour tenter de sauver ce qui pourrait l’être.
La porcelaine et le reste. L’odeur de fumée
sur tout.
Dans mon rêve, je construisais un bûcher funéraire.
Pour moi, vous comprenez.
Je pensais que j’avais assez souffert.
Je pensais que c’était la fin pour mon corps : le feu
semblait la fin convenant au désir ;
c’était la même chose.
Et pourtant vous n’étiez pas morte ?
C’était un rêve ; je pensais rentrer chez moi.
Les poèmes de Louise Glück, doucement, inflexiblement, émettent d’inapaisables souffles, des ambiguïtés vouées à ne jamais se résoudre.
Au cœur même de ce qui semble être fait « pour nous » – ce qui doit être entretenu pour traverser le temps (comme, exemplairement, le jardin) – voici que s’ouvrent des failles… Et par ces béances, le plus préparé (le très exactement adapté, ce qui, parfaitement prévu, devrait répondre à nos intentions ou désirs) se met à émettre vers nous, sur nous, voire contre nous, et sans fin, une haleine obscure.
Oui, c’est la consistance même de notre « monde » d’aujourd’hui qui se trouve ici réalisée-exposée avec toute sa cruelle ambiguïté.
La poésie, ici, est faite pour nous laisser dans le plus discret mais le plus inapaisable des suspens.