Cela va faire trente ans que l’histoire des Allemands de l’Est est racontée par une majorité d’historiens d’origine ouest-allemande qui leur expliquent ce qu’ils ont vécu. Mais deux universitaires françaises, Agnès Arp et Élisa Goudin-Steinmann, viennent d’écrire ce qui pourrait être « le grand récit » des Allemands de la RDA. Basé sur des témoignages réinscrits dans une lecture du passé qui a pris ses distances avec le discours négatif encore dominant, La RDA après la RDA confirme la fécondité de la méthode de l’histoire orale, de même que celle du regard extérieur sur un objet d’étude.
Agnès Arp et Élisa Goudin-Steinmann, La RDA après la RDA. Des Allemands de l’Est racontent. Nouveau Monde, 404 p., 19,90 €
C’est une évidence : trente ans après la réunification, l’Allemagne est encore divisée en Allemands de l’Est ou Ossis et Allemands de l’Ouest ou Wessis. Le terme de « réunification », au demeurant, est contesté par les auteures puisqu’il ne s’agissait pas de réunifier l’Allemagne dans ses frontières d’avant la Seconde Guerre mondiale, mais ce qu’il en restait. Cependant, c’est le terme employé dans le langage commun car c’est ainsi que les Allemands ont ressenti le traité qui mit fin à leur division le 3 octobre 1990.
Cette césure entre Ossis et Wessis, qui perdure et se transmet encore à la génération née après 1989, est à relier à ce que rappellent dans leur introduction les deux spécialistes de l’Allemagne : la RDA a été absorbée dans la RFA sans autre forme de procès, et de son passé tout était à rejeter. L’une des personnes interrogées a cette expression imagée : « On a passé la tondeuse à gazon ». Si le processus de destruction méthodique du tissu industriel de la RDA, la « mise à niveau » de toutes les institutions, de l’université à l’hôpital en passant par le monde de la culture, décrits par Christoph Hein et Daniela Dahn il y a un an, sont connus, on connaît moins bien d’autres aspects ici relatés en direct : les répercussions concrètes sur la vie des citoyens anciennement de l’Est, avec le délitement des liens sociaux, mais aussi des couples, la déqualification professionnelle et le sentiment de frustration ainsi engendré. Le livre fourmille de détails aussi parlants que le pilonnage d’environ un demi-million de livres fraîchement imprimés en 1989 et jetés aux ordures de façon anonyme. Parmi eux, des œuvres de classiques allemands, des écrits de la littérature d’exil, des partitions de Bach. C’est dire si du passé on voulut faire table rase.
L’étude des structures du pouvoir communiste et plus encore des dispositifs de répression et de surveillance fut tout d’abord privilégiée grâce à un accès inédit aux archives de la police politique (Stasi), au point d’oublier les gens « ordinaires », loin du pouvoir. Seuls la littérature, avec des écrivains comme Ingo Schulze, et le cinéma, avec un réalisateur comme Andreas Dresen, parmi d’autres, en avance sur l’historiographie savante, évoquaient jusque-là le vécu et le quotidien de la majorité des citoyens. Depuis trente ans, dit l’essayiste Jana Hensel, les Allemands de l’Est sont « couchés sur le divan » et appelés en permanence à se justifier. Collectivement ou individuellement, on les disait complices de ce système où aurait régné l’arbitraire, oubliant que, si ce fut souvent le cas, ce ne le fut pas seulement et pas toujours. (À y regarder de plus près, d’ailleurs, les archives de la Stasi contiennent davantage de refus de collaboration que d’acceptations, et une lecture plus sociologique et moins axée sur les méthodes de surveillance pour démontrer, ce qui n’est plus à faire, la dimension totalitaire du régime se révèlerait riche d’enseignements pour comprendre la société est-allemande.)
Depuis peu, enfin, mais prudemment, les chercheurs investissent le terrain de ce qu’ils appellent « l’intime », tandis qu’Agnès Arp et Élisa Goudin le prennent, quant à elles, à bras-le-corps : « En écoutant les récits de vie des Allemands de l’Est, c’est-à-dire des personnes socialisées en RDA, on leur donne un espace de parole encore inexistant il y a peu. Ainsi leurs vécus accèdent à l’espace public ; ils sont reconnus et légitimés et peuvent s’intégrer dans une mémoire collective partagée. » Il faut le dire : on a pu être heureux en RDA. Surtout lorsqu’on ne s’intéressait pas à la politique et qu’on se tenait à l’écart du pouvoir. Autrement, il fallait avoir le courage des rares opposants pour encourir les foudres du régime ou être un artiste ou un écrivain en butte à l’étroitesse d’esprit et l’inculture des apparatchiks pour oser le critiquer.
Après le deuil de « la troisième voie », celle préconisée en 1989 par les dissidents et les intellectuels critiques, dont la romancière Christa Wolf fut la porte-parole, soit le rêve d’une Allemagne authentiquement socialiste dans le cadre d’une confédération allemande où chaque partie aurait apporté ce qu’elle a de meilleur, liberté d’expression côté Ouest et politique sociale côté Est, le réveil fut brutal : les ruptures biographiques entraînèrent perte des repères et perte de confiance en soi. Ainsi en témoigne Erika, 70 ans, qui a travaillé avec son mari dans la grande entreprise Carl Zeiss, à Iéna, tous deux ayant perdu leur travail juste après la réunification : « Mon mari me disait un jour, j’ai travaillé ici des années comme artisan, j’ai tout construit et maintenant… je dois tout détruire, tout déconstruire, puis il a pleuré. » Pour beaucoup, commentent les auteures, « devoir démonter une entreprise qu’on avait contribué à construire est une métaphore de la Wende [le tournant de 1989] ». À lire ces témoignages, on voit combien le regard manichéen d’une société partagée entre ceux, quoique bien réels, qui observaient pour le compte de la Stasi et ceux, tout aussi réels, qui étaient observés est réducteur. Il y avait une infinité de chemins « entre l’opposition radicale, réellement militante et évidemment très dangereuse et l’acceptation totale et entière du régime ». Le concept (un peu sophistiqué) d’Eigensinn, ici traduit par « quant-à-soi », s’applique précisément à cette panoplie de comportements individuels qui permet de s’éloigner de la dichotomie bourreaux/victimes (et qu’on peut utiliser pour l’analyse de toutes les sociétés est-européennes sous le régime communiste).
On pourrait certes voir dans bien des entretiens le phénomène classique d’idéalisation du passé, lorsqu’on se souvient ainsi de la solidarité sur le lieu de travail en oubliant les soupçons qu’on avait pu avoir sur tel ou tel collègue qui aurait collaboré avec la Stasi, lorsqu’on évoque ce sentiment de « Geborgenheit », de protection sociale, et donc le fait qu’on pouvait envisager de « fonder une famille avec la certitude de pouvoir la nourrir sans difficulté », alors que les ruptures d’approvisionnement étaient fréquentes, il n’en reste pas moins qu’on reste interloqué devant ce fait rapporté par Agnès Arp et Élisa Goudin-Steinmann, soit l’augmentation du nombre d’enfants laissés libres à l’adoption par de jeunes couples qu’ont déstabilisés les conséquences brutales de la réunification.
Sur l’antifascisme, cette idéologie fondatrice de la RDA tant décriée comme un mythe, à peine le Mur tombé, et accusée aujourd’hui d’avoir contribué à occulter la Shoah et à favoriser l’antisémitisme (sic !), on lira avec intérêt une interprétation bien plus nuancée de la construction mémorielle du passé nazi. S’il est évident que l’antifascisme a été intégré dans les mémoires familiales et collectives car il procurait le sentiment d’avoir été du bon côté, s’il permit aussi d’éviter la confrontation de la responsabilité dans les débats publics en RDA faisant de cette dernière, à l’instar de l’Autriche, selon une boutade célèbre, « le premier pays victime de Hitler », il n’en reste pas moins qu’on retrouve largement ce questionnement dans la littérature est-allemande, de Heiner Müller à Christa Wolf, en passant par Franz Fühmann et bien d’autres encore. (Je me permettrai juste ici de citer ce poème de Johannes R. Becher, qui fut le premier ministre de la Culture est-allemand, intitulé « Die Kinderschuhe von Lublin » – sur les chaussures que les enfants quittèrent avant de pénétrer dans la chambre à gaz, poème appris en 8e et 9e classe, soit entre 14 et 15 ans, en RDA et inconnu en RFA.)
Il est désormais également connu que les trois quarts des universitaires ont été ce qu’il faut bien appeler « épurés », tous n’étant pas, loin de là, des agents de la Stasi ou des censeurs ayant viré les étudiants critiques, même s’il y en eut. Des bruits coururent aussi pour disqualifier les gêneurs. L’écrivain, juif et antifasciste, Stefan Heym, qui devait prononcer un discours au Bundestag en tant que député le plus âgé au sein de la nouvelle assemblée, il avait 81 ans, fut boycotté pendant son intervention car un bruit initié par l’aile droite du parti conservateur, la CDU, faisait de lui un informateur de la Stasi. Il porta plainte et fut lavé de tout soupçon, mais de cela la presse ni dit mot. (On se souviendra ici de la cabale inique contre Christa Wolf qui, elle, fut fortement médiatisée tandis que le contenu du dossier « à charge » fut passé sous silence tant il était insignifiant.)
Que de coups bas portés contre les élites intellectuelles d’un pays mis à terre ! Rien ne fut épargné aux Allemands de l’Est pour les dévaloriser après que, pour la plupart d’entre eux, ils eurent perdu leur statut professionnel, se contentant de « jobs » pour continuer à gagner leur vie. Ils en furent tenus pour responsables. C’est à leur esprit décrété immature qu’on s’en prit. Embrigadés, surprotégés par un État (une dictature « paternaliste », a-t-on dit !) qui les aurait pris en charge du berceau à la tombe, les Allemands de l’Est font désormais l’objet d’un des thèmes privilégiés du discours virulent contre la RDA en raison des succès électoraux de l’extrême droite dans les nouveaux Länder. La thèse la plus ridicule a émané il y a déjà quelques années d’un professeur de droit, Christian Pfeiffer, thèse selon laquelle le fait que les enfants aient été envoyés ensemble et à la même heure sur le pot dans les crèches de RDA expliquerait les tendances fascisantes des Allemands de l’Est. La crèche avait mauvaise presse à l’Ouest, les femmes préférant s’arrêter de travailler pour élever leur enfant. Il n’y a pas, loin de là, que des souvenirs positifs sur l’ancien régime parmi les personnes interrogées, même s’ils sont dominants et, pour la plupart, ambivalents. À propos des crèches, certaines mères se rappellent qu’il y avait beaucoup de jouets militaires et elles rejoignent les femmes de l’Ouest dans leur désir de s’occuper de leur enfant, tandis que nombre de ces dernières ont au contraire découvert les vertus de la crèche.
L’Allemagne, dit-on, « a remplacé le Mur par un abîme social ». Cela expliquerait-il le comportement électoral des Allemands ? En partie, naturellement. Frustration, déclassement et humiliation, davantage peut-être qu’un bas niveau de vie, forment le terreau sur lequel prospèrent les partis d’extrême droite. Mais la montée de la xénophobie et de l’antisémitisme qu’on ne voudrait voir qu’à l’Est est tout aussi présente à l’Ouest, où elle est moins – ou pas du tout – étudiée. La fondation Amadeu Antonio, par exemple, qui a financé des recherches sur le sujet, s’est limitée à l’ex-RDA. C’est pour des études sur l’Est qu’on reçoit généralement de l’argent, pas sur l’Ouest. Il est donc impossible de comparer.
Dans un livre qui connut un grand succès, sous le titre « Intégrez-nous d’abord », la ministre social-démocrate du land de la Saxe, Petra Köpping, a cherché à témoigner et à expliquer pourquoi les différences électorales ne seraient pas le fruit d’habitus hérités de la RDA, mais de ce qui s’est passé après 1990. Ce vote AfD (extrême droite) à l’Est, concluent Agnès Arp et Élisa Goudin-Steinmann, n’est pas lié à la RDA, mais aux arbitrages économiques et sociaux consécutifs à la réunification. Sans compter qu’il ne faudrait pas non plus oublier que 87 % des Allemands ont voté contre l’extrême droite.
Le phénomène en cours de réappropriation du récit de leur propre histoire par les Allemands de l’Est, analysé dans un chapitre intitulé précisément « Réappropriation », passe par l’affirmation de ce que les médias appellent « l’identité est-allemande » née… après la réunification et à cause d’elle. En effet, bizarrement, ce sentiment naquit après la disparition de la RDA. Définie a contrario comme une identité négative, la mise en avant, y compris par l’Ouest, de plus en plus souvent du modèle social alternatif inspiré de la RDA modifierait sa perception. Bien des anciennes victimes du régime communiste se disent aujourd’hui conscientes de ce qu’apportait l’État dans le domaine de la protection sociale. Avoir souffert de l’arbitraire d’un régime n’empêche pas de souligner les écueils de la société néolibérale. Ce système protecteur s’appliquait non seulement à l’emploi, le chômage n’existant pas, mais au logement, à la santé et à l’éducation. Une découverte fort valorisante vient d’être faite : le niveau des filles de l’Est en mathématiques est meilleur que celui des filles de l’Ouest ! Des chercheurs au-dessus de tout soupçon ont même démontré que les inégalités entre les sexes dans les performances économiques sont aujourd’hui plus faibles (voire inexistantes) dans les pays qui faisaient partie du bloc soviétique que dans le reste de l’Europe.
En ce qui concerne le cas précis du système éducatif, concluent Agnès Arp et Élisa Goudin-Steinmann, la RDA semble, là encore, avoir proposé un modèle alternatif, « en l’occurrence la probabilité de réussir en sciences indépendamment du fait d’être un garçon ou une fille ». Plus compétitives car considérées comme les égales des garçons dès l’enfance (le côté progressiste de l’idéologie communiste), les femmes de l’Est dépassent en pourcentage les hommes de l’Est dans les fonctions sociales importantes de l’Allemagne actuelle (universités, partis, grandes entreprises) où, malgré tout, les anciens Allemands de l’Est, hommes ou femmes, sont encore largement sous-représentés. Mais il y a d’autres découvertes plus plaisantes encore : la liberté sexuelle des femmes aurait été plus grande à l’Est où la domination masculine était, pour des raisons ne serait-ce que financières, moins forte qu’à l’Ouest. On apprendra également ce fait unique dans l’histoire de la RDA et du monde communiste : la légalisation de l’avortement, intervenue en 1972 (la pilule contraceptive était gratuite et disponible dès 1966), ne fut pas votée à l’unanimité : quatorze députés de la Chambre du peuple s’y opposèrent pour motif religieux et huit se sont abstenus.
Si les itinéraires de vie ici relatés ne sont pas homogènes, en définitive tous sont marqués de plein fouet par l’événement historique sans précédent qu’a constitué l’absorption d’un pays par un autre – ce qui distingue la RDA des autres sociétés anciennement communistes dont l’histoire a été écrite par ceux qui l’avaient vécue, où, pour le dire autrement, ce ne sont pas les vainqueurs qui ont le monopole du récit historique. La RDA a fini par devenir « un objet patrimonial ». Après avoir été effacées, ses traces resurgissent, même si le château des Hohenzollern, détruit par les bombardements et achevé par la RDA, a été reconstruit sur les gravats de l’ancienne Chambre du peuple de RDA, ce Palast der Republik dont Dominique Treilhou avait photographié, filmé et enregistré la méthodique destruction (son travail existe sous la forme d’un beau livre, accompagné d’un DVD, Zinn éditeurs, 2012). Comme on a pu le lire sur la page Facebook consacrée au château, « la RDA a supprimé le château, maintenant on célèbre avec la reconstruction du château la suppression de la RDA – une ironie de l’Histoire ».
Dans ce travail qu’on ne peut que louer, tant par sa richesse et l’articulation de son contenu que par son style fluide mais qui ne sacrifie jamais pour autant l’explication, aussi complexe soit-elle, seul le dernier chapitre nous apparaît trop confiant dans l’avenir. Après avoir diabolisé la RDA, les chercheurs opéreraient-ils vraiment un tournant, conscients des effets de cette diabolisation ? C’est ce que suggèrent les deux historiennes. « Émancipés aujourd’hui du dogme épistémologique du totalitarisme, nombre de chercheurs considèrent le retour aux entretiens biographiques comme indispensable pour étudier le passé est-allemand. » Que n’y ont-ils pensé plus tôt ! On dira à leur décharge que c’étaient surtout les recherches basées sur des « sources d’en haut » (archives du Parti et des ministères, de la police et, bien entendu, de la Stasi) qui permettaient d’obtenir des financements dont, davantage encore qu’en France, les universités et les organismes de recherche allemands sont tributaires.
Cette focalisation sur le pouvoir a conduit à n’établir de comparaison qu’avec la dictature nationale-socialiste. Si la plupart des chercheurs rejettent l’équivalence entre les deux systèmes, ils ont nolens volens contribué à ce qu’elle soit devenue un lieu commun dans le discours public. À juste titre, les auteures font en conclusion une large place à la critique par l’historien de l’Est Ilko-Sascha Kowalczuk des « politiciens de l’histoire » pour désigner le personnel non universitaire de la « Fondation fédérale pour la recherche sur la dictature du SED ». Dans sa croyance affichée que « la connaissance du fonctionnement de la dictature permettrait de renforcer l’identification des Allemands avec la démocratie », cette fondation a produit l’inverse : c’est ce qu’ont démontré les succès de l’AfD à l’Est. Certes, le lien n’est pas mécanique, mais force est de constater qu’on doit à cette puissante fondation l’image univoque de la RDA et la thèse de la deuxième dictature allemande. Distribuant les sources de financement, elle exclut pour l’heure l’interrogation sur la démocratie exemplaire qu’aurait constituée la RFA, alors même qu’une histoire parallèle des deux républiques allemandes au temps de la guerre froide aurait des chances d’être bien plus productive aujourd’hui pour expliquer la résurgence de l’antisémitisme et de la xénophobie.
Récemment, le ministère de l’Éducation a débloqué 40 millions d’euros afin de relancer la recherche sur la seule RDA, privilégiant à nouveau l’étude de ses victimes. Il conviendrait pourtant de s’intéresser à l’étude des victimes de la réunification, ainsi que viennent de le faire Agnès Arp et Élisa Goudin-Steinmann. Reprenant à leur compte le raisonnement contrefactuel avec tous les futurs non advenus qu’il permet, elles laissent entendre en conclusion qu’autre chose aurait été non seulement possible mais aussi, eu égard au bilan des trente ans de l’Allemagne unifiée, sans aucun doute préférable.