À l’heure où beaucoup se penchent sur les raisons d’une recrudescence des violences dans la contestation sociale, le géographe Andreas Malm s’interroge au contraire sur son absence dans la lutte écologiste, y voyant une illustration du déficit général d’action face à la crise climatique. Et de son aberration.
Andreas Malm, Comment saboter un pipeline. Trad. de l’anglais par Étienne Dobenesque. La Fabrique, 216 p., 14 €
Andreas Malm, La chauve-souris et le capital. Stratégie pour l’urgence chronique. Trad. de l’anglais par Étienne Dobenesque. La Fabrique, 248 p., 15 €
Comment saboter un pipeline d’Andreas Malm s’ouvre sur la COP 1 de 1995. Les campements de solution durable et les actions militantes se déploient parallèlement à la grande réunion institutionnelle. Manifestants déguisés en animaux, conférences sur les pays les plus immédiatement menacés par le réchauffement climatique, cantines vegan, les militants développent un large éventail d’actions pour alarmer et pour montrer d’autres modes de vie possibles. Tout ce que l’on peut attendre rationnellement y est mis en œuvre : de l’information, de la sensibilisation, de l’espoir.
Ces modalités d’action se sont poursuivies depuis, et leur répertoire s’est accru avec la créativité que l’on connaît : occupations et blocages, sit-in, die-in, jail-in, grève scolaire. Toutes « impeccablement pacifiques ». Toutes avec l’espoir d’éveiller les consciences pour enrayer le business-as-usual, cette formule qui revient si souvent sous la plume d’Andreas Malm, telle la berceuse de la poursuite de l’ordinaire et de son confortable « comme-si-de-rien-n’était ».
Vingt-cinq ans après la COP 1, le constat est pourtant désespérant. Même focalisé sur la seule question de l’exploitation des énergies fossiles, il atteste d’une indifférence effrayante à toutes les sonnettes d’alarme tirées depuis des décennies. On pourra se reporter au précédent essai d’Andreas Malm, L’Anthropocène contre l’histoire (La Fabrique, 2017), pour suivre ses analyses marxistes sur ce qu’il nomme le capital fossile et sa place dans la crise climatique. Il se contente ici de brosser en quelques pages un tableau sans équivoque sur l’écart croissant entre les objectifs affichés de réduction des émissions de CO2 et la dynamique des investissements dans les énergies fossiles : 49 % des structures d’exploitation actuelles ont été mises en service après 2004. On annonçait en 2019 une augmentation de 18 % pour la seule prospection de gisements. Shell prévoit d’augmenter sa production de 35 % d’ici à 2030. Exxon, de 38 %.
Quant à ce qui pourrait constituer l’indicateur-d’aberration-SUV, il est tout aussi parlant. Les ventes de ces véhicules de luxe, nés juste après les premières COP et devenus le deuxième facteur d’augmentation mondiale des émissions de CO2 depuis 2010 (après le secteur de l’énergie mais avant l’aviation), sont passées pour la seule Europe de 7 % du marché en 2009 à 36 % en 2018. Le désinvestissement est loin, de toute évidence. L’auteur ajoute à ces chiffres une synthèse, efficace dans sa sobriété même, rappelant combien les effets du réchauffement climatique dépassent en rapidité et en étendue des prévisions qui, peinant à prendre en compte le feedback positif (dégel du pergélisol, feux de forêt libérant du carbone supplémentaire), sont sans cesse en retard sur les effets constatables du réchauffement climatique.
La chauve-souris et le capital, l’essai le plus récent d’Andreas Malm, écrit au printemps dernier, témoigne d’un pessimisme accru quant à la volonté d’action des États des pays capitalistes avancés. Avant de développer une analyse sur la responsabilité du capital dans la crise sanitaire, il s’ouvre sur l’éclatante opposition entre la capacité inédite des États à suspendre brutalement le business-as-usual pour endiguer la pandémie et leur inertie face à la crise climatique. Andreas Malm y voit surtout une application de la banale loi de proximité, la pandémie ayant touché le Nord avant le Sud et ayant renvoyé au premier l’image inenvisageable d’une saturation totale et instantanée de ses services hospitaliers. L’urgence chronique d’un dérèglement climatique, qu’il compare assez justement à un glissement de terrain, permet encore à l’orchestre de continuer de jouer sur la crête.
Cet entêtement politico-économique et le sentiment d’impuissance auquel il renvoie citoyens et militants engagés dans cette lutte soulèvent inévitablement la question de leurs moyens d’action. La force de Comment saboter un pipeline est de s’ancrer dans un étonnement, que l’on pourrait qualifier de naïf si l’on avait une vraie réponse à lui apporter : pourquoi restons-nous si sages face au phénomène sans précédent, en termes d’étendue et de conséquences, que représente le réchauffement climatique ? Et, plus précisément, « quand commencerons-nous à nous en prendre physiquement aux choses qui consument cette planète et à les détruire de nos propres mains ? Y a-t-il une bonne raison d’avoir attendu si longtemps ? ». Andreas Malm nomme cette forme d’inaction « l’énigme de Lanchester », du nom d’un essayiste qui se demandait, déjà en 2007, comment expliquer que certaines actions aussi simples, et probablement dissuasives pour l’achat et la production, qu’un vandalisme d’ampleur contre les SUV ne soient pas menées dans le cadre de la lutte pour le climat.
Si l’on excepte quelques cas où des affrontements avec les forces de l’ordre et des destructions ont eu lieu – Andreas Malm, qui cite Notre-Dame-des-Landes ou le sabotage du pipeline Dakota Access, en oublie un certain nombre – le mouvement contre le réchauffement climatique est, il est vrai, globalement non violent, y compris contre les seuls dispositifs matériels. Le sabotage d’exploitations pétrolières est pourtant fréquent dans le cadre de mouvements insurrectionnels. Ce ne sont donc pas les difficultés techniques ni les seules conséquences redoutées, sur les populations comme en termes de répression, qui empêchent qu’elles soient attaquées pour leur rôle dans le réchauffement climatique.
Face à ce constat, Andreas Malm ne cherche pas à sonder les différents freins à l’action. Il se donne pour tâche principale de défaire le discours prônant la non-violence comme règle d’action exclusive et s’efforce de déplacer la question éthique du droit à s’en prendre matériellement aux dispositifs émetteurs de CO2 vers une forme de devoir à le faire. Si sa position peut paraître à certains radicale, elle est cependant assez mesurée, soigneusement argumentée et documentée.
Andreas Malm reconnaît les vertus, morales comme pratiques, des actions pacifiques qui rassemblent largement et intensifient ainsi la pression morale sur le business-as-usual. Il mesure aussi qu’elles sont la garantie de la transition la plus démocratique possible. Même si les seuils de tolérance en termes de dégradation des biens sont certainement amenés à évoluer, souligne-t-il. Même s’il dénonce au passage l’illusion selon laquelle la transition énergétique, avec son urgence et les intérêts qu’elle contrarie, sera aussi douce que nous l’aimerions.
Ce que Malm refuse, c’est le discours prônant le pacifisme comme seul moyen de lutte, qu’il s’agisse de sa version morale et sacrificielle, rapidement rejetée à partir d’arguments classiques, ou du pacifisme stratégique auquel l’auteur consacre la plus grande partie de sa contre-argumentation, dirigée notamment contre la version qu’en donnent Chenoweth et Stephan, théoriciens de la résistance civile ayant inspiré les fondateurs d’Extinction Rébellion. L’échantillonnage des deux chercheurs, supposé montrer la suprématie tactique de la non-violence, avait déjà été contesté. Malm réfute en détail les analogies tissées par la doxa pacifiste avec les luttes passées, pour les droits civiques ou le combat des suffragettes entre autres, dont on tend à gommer toute violence. L’existence d’un flanc radical se livrant à des actes violents en appui de l’action pacifique est, conclut-il de cette relecture, à peu près constant. Il crée un choc déstabilisateur et donne une force décisive au militantisme pacifique, même s’il ne doit pas escompter avoir son aval.
La violence politique que l’auteur appelle de ses vœux est cependant bien circonscrite. Elle est d’abord strictement matérielle, la violence contre les personnes étant exclue – pour des raisons plus stratégiques qu’éthiques, peut-il parfois sembler. Et ce droit au sabotage paraît lui-même conditionné par la gravité des dommages à combattre, l’inefficacité avérée des seules tactiques douces face à l’urgence, l’engagement à s’arrêter s’il accentuait la répression, nuisant ainsi au mouvement pacifique, et à la condition, évidemment, de se donner les bonnes cibles : les ultra-riches en particulier, Malm insistant sur la distinction entre émissions de luxe et émissions de subsistance.
Le propos de Malm tend probablement à se diluer un peu dans cette ébauche de guide d’action qu’on pourrait taxer d’une certaine naïveté. Les exemples choisis de petites actions contre les SUV et leur air de guerre des boutons ne donnent probablement pas la pleine mesure de ce qu’engagent de plus vastes opérations de destruction. En n’abordant que légèrement l’asymétrie du rapport de force, les risques physiques et judiciaires encourus, en semblant les réserver à ceux qui auront vocation à s’y frotter, l’essai n’entre pas bien avant dans cette dimension pratique qu’il revendique. Il est certes moins ambigu qu’Erri De Luca et ses propos, relayés à l’envi par la presse, sur la noblesse et les usages figurés du verbe « saboter », avant que ne se tienne son procès pour incitation au sabotage sur la ligne à grande vitesse (TAV) Lyon-Turin. Mais il est vrai aussi que De Luca tâtait concrètement, lui, de la puissance d’entreprises privées déterminées à défendre leurs intérêts.
L’intérêt de cet essai tient probablement moins à un approfondissement de la réflexion sur la légitimité et la pratique de la violence politique qu’à son application à la crise climatique et à la façon dont il rencontre notre sentiment d’absence de prise sur ce phénomène. Il tire sa force des échos à l’énigme de Lanchester qui se répercutent tout au long de l’essai, de chiffres en arguments, et qui interrogent : le mouvement pour le climat manque-t-il de colère ou d’une conviction totale ? Est-il affaibli par la place qu’y tiennent les pronostics ? C’est l’hypothèse de Lanchester. Survivalisme et autres formes de préparation à la catastrophe laissent pourtant penser que le problème réside plus encore dans le confort d’un certain désespoir que dans le déni. C’est une des qualités de cet essai que de combattre cette dangereuse pente et de réveiller notre désir d’action.