Le mot « race » apparaît au XVe siècle, lorsque la noblesse privilégie les liens du sang au détriment de « la terre ». C’est à la fin du XVIIIe siècle qu’il prend son sens contemporain, et il se fige dans les années 1830. Ainsi, l’usage du mot « apparaît lorsque l’esclavage disparaît » ! L’idée de race ne précède donc pas l’esclavage européen. Dans Un monde en nègre et blanc, l’historienne Aurélia Michel renverse même la proposition : « C’est bien parce que les Européens ont mis les Africains en esclavage qu’ils sont devenus racistes ». La thèse qu’avance l’auteure est que la notion moderne de « race » est largement tributaire de la traite des Noirs.
Aurélia Michel, Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial. Points, 400 p., 10 €
Un monde en nègre et blanc est d’abord une bonne synthèse de l’histoire de l’esclavage, pratiqué en Mésopotamie avant le IIIe millénaire. Au Ier siècle, on comptait un million d’esclaves dans l’Empire des Hans, le double dans l’Empire romain. L’esclavage accompagne l’expansion du monde musulman, et les Carolingiens vendent aux Arabes leurs prisonniers païens. L’Europe de l’Est – « slave » vient d’« esclave » – et la steppe d’Asie centrale sont les deux premiers réservoirs d’esclaves devant l’Afrique subsaharienne. Au XIIe siècle, les villes italiennes, dont Venise, et Arles en Provence ont des marchés d’esclaves qui exportent en Europe du Sud, au Maghreb et en Europe orientale. C’est bien la guerre et le marché qui, à cette époque, suscitent l’esclavage, et la couleur de peau est indifférente.
Comme l’islam interdit la mise en esclavage de musulmans, à mesure que la religion se développe, la recherche d’esclaves s’oriente vers le sud du continent. De véritables États de traite se forment alors en Afrique de l’Ouest, comme le royaume du Ghana ou, plus tard, celui du Mali dont l’empereur, en 1324, fait le pèlerinage de La Mecque accompagné de plus de 8 000 esclaves. En revanche, en Europe, depuis la chute de l’Empire romain, l’esclavage a connu un tel déclin qu’il a pratiquement disparu des royaumes chrétiens à la fin du Moyen Âge. L’Église réprouve l’esclavage des chrétiens et, dans les grands domaines, les esclaves sont devenus des serfs qui ont une existence juridique. Les défrichements, à partir du XIe siècle, reposent sur un contrat entre noblesse féodale et hommes libres. En outre, la région est en marge de l’économie mondiale dont le centre est l’Orient méditerranéen.
Les Européens vont redécouvrir l’esclavage au XVe siècle, après la Reconquista et les croisades. Celles-ci sont accompagnées par la naissance des États modernes reposant sur l’alliance institutionnelle entre la papauté et les Couronnes. En effet, les papes ont déclaré « terrae nullius » les territoires qui n’appartiennent pas aux chrétiens, et tolèrent la violence d’une « guerre juste » pour favoriser l’extension de la religion. Tout est en place pour que les découvertes territoriales suscitées par les progrès de la navigation provoquent la renaissance de l’esclavage.
Les Portugais, qui explorent la côte d’Afrique, capturent quelques Africains qu’ils réduisent en esclavage ; à preuve, la Couronne autorise, en 1444, un équipage à se partager 235 captifs, ce qui n’est pas sans émouvoir des témoins. La colonisation connaît son banc d’essai à Madère et à Sao-Tomé où sont débarqués des esclaves destinés à travailler dans les plantations sucrières qui y sont fondées. Ainsi, les esclaves ne sont plus seulement vendus contre l’or arabe ou à Lisbonne pour servir de domestiques, mais ils sont considérés de plus en plus comme une force de travail indispensable pour la production agricole. Les découvertes de terres dépassant toutes les espérances – le Brésil –, les besoins de main-d’œuvre servile explosent. Au milieu du XVIIe siècle, le terme « noir » va devenir synonyme d’« esclave », même si la compagnie de la Barbade, déporte, pour qu’ils travaillent dans les plantations de tabac, des Irlandais !
Ainsi, apparaît « l’économie atlantique », qui « implique propriété privée, capitaux, État, concentration de la force de travail ». Elle exige « une gestion rationnelle et étatique de la violence nécessaire », « industrie de déshumanisation qui se développe au rythme du commerce colonial ». Les Européens se concurrencent durement en créant des « compagnies et en se faisant la guerre. Les Brésiliens, pas encore indépendants, se passent même des Portugais en allant se fournir en esclaves directement en Angola.
La cruauté inouïe des planteurs, qui vivent souvent dans la crainte, voire la paranoïa (empoisonnement, révoltes), conduit les États à les contrôler. Le Code noir, attribué à Colbert (mais il est mort deux ans avant son achèvement), répond à la volonté de Louis XIV de réduire les planteurs au seul statut d’intermédiaires. L’État mercantiliste, entendant organiser la production de sucre, cherche à préserver la force de travail des esclaves. Le Code oblige le maître à nourrir, vêtir et loger les esclaves. Considérés comme chrétiens, les membres d’une famille ne peuvent être séparés. Le Code empêche aussi leur vente car ils sont désormais attachés à la terre. Chose importante : le Code assure aussi à l’esclave affranchi les qualités de n’importe quel sujet du royaume : « On peut donc cesser, en théorie, d’être noir ». Le Code assume cette contradiction : il reconnaît que les Noirs sont des êtres humains mais il leur refuse de faire partie de la société.
Comment définir le statut d’esclave dans l’Histoire ? Il est bien difficile de cerner cette réalité qui concerne aussi bien le paysan, le mineur, la concubine influente que le conseiller. Le seul point commun serait la « non-parentalité ». L’esclave est celui qui n’entre pas dans la lignée. Ainsi, lorsque les maîtres, aux États-Unis, font des enfants à leurs esclaves, une loi est rapidement votée disposant que les enfants d’une mère esclave le demeurent. L’illustre Thomas Jefferson lui-même, qui affirmait que les femmes noires ne pouvaient plaire qu’à des orangs-outans, et qui est fortement soupçonné d’avoir eu des enfants avec son esclave Sally, voulut imposer, en Virginie, l’expulsion des Noirs libres afin de pallier le risque du métissage.
Cependant, même au XVIIIe siècle, les rentabilités ne sont pas considérables : la traite rapporte entre 2 et 12 %, la production de sucre ne dépasse pas 10 % dans les plantations. C’est pourquoi les grandes fortunes sont obtenues en associant activités commerçantes, financières et maritimes (militaires), en collusion avec l’État entrepreneur (France) ou organisateur (Grande-Bretagne). La durée de vie au travail d’un esclave est de sept ans en moyenne, mais il est « rentabilisé » en deux ans. Toutefois, la reproduction sur place a toujours mal fonctionné, nombre de femmes noires ne voulant pas donner naissance à des esclaves. De fait, la déportation de centaines de milliers d’esclaves dans les Antilles et en Amérique amène à des « sociétés impossibles » dans lesquelles la violence devient auto-dévastatrice. C’est pourquoi beaucoup de propriétaires rentrent en Europe ou vivent cloîtrés. On peut comprendre leurs angoisses lorsqu’on sait qu’à Saint-Domingue 90 % de la population est composée d’esclaves. Pour justifier la violence, il faut continuellement se convaincre que la « nature » des « nègres » est « paresseuse, vicieuse et méchante », et que les mulâtresses sont « coquines et lascives » !
Cependant, les mentalités changent. Benjamin Franklin réprouve l’esclavage qui pervertit la société. Dans les années 1770, quakers, évangélistes et progressistes imposent des débats sur l’esclavage. C’est le moment où Adam Smith théorise la notion de « travail libre » et de salaire qui doit impérativement subvenir aux besoins de la famille (1776). Pour sortir de la violence, d’aucuns proposent le mariage entre esclaves, la responsabilité d’une famille, la possession d’un lopin, qui remplaceraient le fouet. Ces propositions, apparemment modestes, risquent de lever les barrières mentales qui permettent de croire à la non-appartenance du Noir à l’humanité. Pour beaucoup de planteurs, l’idée d’être apparenté à des Noirs est insoutenable, d’où, en Amérique hispanique, la procédure juridique qui permet à un mulâtre propriétaire de se « blanchir », moyennant finances. La volonté de se distinguer amène à des gradations de couleurs d’une absurde complexité : Moreau de Saint-Méry calcule 128 combinaisons d’ascendants pour distinguer la part de blancheur ! À l’inverse, l’esclave métis doit être « négrifié » par de mauvais traitements.
Inexorablement, les contradictions se creusent : de 1750 à 1800, 4 millions de captifs sont importés d’Afrique, soit 70 % des esclaves depuis le début de la production de sucre aux Caraïbes, en 1675. Or, la Révolution française abolit l’esclavage en 1794 (que Napoléon rétablira). Dès 1791, Saint-Domingue, qui représentait 40 % du sucre mondial, s’était révolté et gagna son indépendance (1804), ce qui provoqua un véritable séisme dans la région. Toutefois, c’est le marché qui va reléguer l’esclavage. Les grandes familles de « l’économie atlantique » comprennent vite que « l’industrialisme », prôné par Saint-Simon, va l’emporter. Qu’importe que le prix du sucre baisse grâce à la betterave du nord de la France, si le sucre peut devenir un bien de consommation de masse. La guerre de Sécession va bien montrer que l’univers colonial ne peut résister au monde industriel. Pourtant, l’abolition de l’esclavage – 1848 pour la France – n’est pas une véritable libération car surviennent immédiatement, non seulement la traite clandestine, mais aussi la traite interne (des Indonésiens remplacent les Noirs), le travail forcé, le délit de vagabondage, l’impôt à acquitter en numéraire, le salariat sous-payé…
Aurélia Michel considère que l’esclavage, qui va disparaître, est remplacé par la notion de race, laquelle maintient l’ostracisme et l’exploitation. La théorie reformule ainsi, en termes scientifiques, « la production de non-parents ». Alors que Buffon ne connaît qu’une seule espèce humaine, un discours sur l’inégalité ou sur la « complémentarité » des races apparaît. Aux États-Unis, même si le Ku Klux Klan est interdit en 1871, la ségrégation s’impose dans plusieurs États. La tension raciale est particulièrement aiguë dans les territoires où coexistent la plantation classique et des terres cultivées par des colons blancs (Afrique du Sud, Algérie, Brésil). Toutefois, la notion de race chavire. À preuve, Gustave Le Bon, tenant de l’inégalité des races, qui se ravise et contribue à fonder la sociologie ! Malheureusement, alors qu’une grande partie du monde scientifique récuse la race, le nationalisme puis le fascisme s’en emparent.
Indéniablement, par les temps qui courent, le recours à l’Histoire s’impose. L’éclairant ouvrage d’Aurélia Michel est indispensable et, s’il est bon de s’indigner des horreurs du passé, il ne faudrait pas oublier qu’en 2016 on estimait encore le nombre d’esclaves entre 25 et 46 millions.