Suspense (35)
Que lire, côté polar, en période de confusion internationale et sanitaire ? On pourra essayer Or, encens et poussière de Valerio Varesi qui plonge son lecteur dans les brouillards hivernaux de la province de Parme et ceux également épais du spleen du commissaire Soneri. Ou bien L’emprise du chat de Sophie Chabanel, qui dissipe, lui, les possibles brumes de cerveau grâce à son sympathique duo d’enquêteurs lillois.
Valerio Varesi, Or, encens et poussière. Trad. de l’italien par Florence Rigollet. Agullo, 320 p., 21,50 €
Sophie Chabanel, L’emprise du chat. Seuil, 315 p., 19 €
Les deux livres n’ont rien de commun sauf la faculté de distraire et de satisfaire notre insatiable désir de retour du même, ici avec des héros déjà rencontrés dans de précédentes aventures. Bienvenue donc, une fois encore, au commissaire parmesan Soneri, mélancolique depuis quatre romans (douze en italien), et à la dynamique commissaire lilloise Romano, tyrannique et drôle depuis deux (La griffe du chat et Le blues du chat).
Or, encens et poussière s’ouvre sur une étonnante scène : brouillard épais, nuit qui tombe, carambolage monstre sur une autoroute, gitans accusés de piller les voitures accidentées, incendies sur les bas-côtés, taureaux en rut qui surgissent et disparaissent dans la purée de pois, flics perdus sur les petites routes… C’est sous le signe de la confusion et de l’indistinct que se présente la nouvelle enquête du commissaire Soneri, appelé à la rescousse sur les lieux parce qu’il est le seul policier à connaître la basse plaine du Pô et à savoir s’y déplacer quasiment les yeux fermés.
Au désordre routier s’ajoute un crime sans rapport avec lui, celui d’une jeune femme roumaine, dont Soneri découvre ce même soir le cadavre carbonisé près d’un talus de l’autostrade. Qui était-elle ? Pourquoi a-t-elle été assassinée ? Un autre cadavre est trouvé à l’arrière d’un bus en provenance de Bucarest le lendemain. Les deux morts sont-elles liées ? Soneri va élucider le mystère et pour cela enquêter dans les milieux de la bourgeoisie parmesane et ceux des camps tziganes. Tout au long du livre, il reste cependant, littéralement et métaphoriquement, dans le brouillard.
Le thème de l’incertitude et du tâtonnement est astucieusement redoublé, dans l’existence même du commissaire, par une crise sentimentale ; en effet, Angela, son amante avocate, ne sait plus si elle ne lui préfère pas un autre homme. Un jour c’est oui, un jour c’est non. L’idée était bonne, la manière de la traiter moins : les atermoiements de l’une et les souffrances de l’autre deviennent si redondants et peu crédibles que le lecteur n’a qu’un seul désir : que Soneri se débarrasse au plus vite de cette emm… Hélas, ils se réconcilient à la fin. Angela n’est pas la seule à nous agacer dans le livre, d’autres personnages, pourtant a priori intéressants, déçoivent lorsqu’ils se transforment en porte-voix de considérations morales un peu simples. Mais bon, il y a Parme et ses environs, les petites trattorie sympathiques et une vision méditative, lente et hivernale des choses de ce monde.
La commissaire Romano, héroïne de Sophie Chabanel, est, elle, une heureuse nature. Il est vrai qu’elle opère dans un autre genre, celui de la comédie légère où toute « angst » est mise à distance. Non que L’emprise du chat soit dépourvu de considérations sur les horreurs de l’existence contemporaine, loin de là, mais elles sont confiées à un amusant personnage d’idéaliste exalté, Tellier, l’adjoint de Romano, et donc censées échapper, en faisant sourire, à tout aspect moralisant. Les valeurs, ainsi plaisamment ridiculisées sans l’être, s’expriment dans chaque roman de Chabanel à l’occasion de tel ou tel fait de société ; les bars à chats, le mouvement « Balance ton porc », la « culture » d’entreprise, les fours solaires… Ici, dans L’emprise du chat, ce sont les expositions de corps « plastinés » qui permettent à la fois de lancer l’enquête policière et de mesurer le degré d’abaissement moral que nécessite la commercialisation de tout.
Soit une jeune fille assassinée, Léa Bernard, habitant Lille, hôtesse d’accueil de son métier. Sa dernière « mission » l’avait menée à travailler à Genève dans l’exposition « True Bodies », décalque de la vraie « Body World », exposition franchisée de corps humains qui, dans des versions différentes, sillonne le monde depuis 1995 – sauf là où elle est interdite, comme en France – et aurait été vue par plus de 44 millions de personnes. Est-ce le passé de Léa ou sa récente activité qui a causé sa mort par empoisonnement, ses cotons de démaquillage ayant été subrepticement imbibés de Novitchok ? La commissaire Romano, Tellier et un troisième larron, pas des plus futés, l’adjudant Clément, se mettent au boulot. On s’amuse, même lorsque le comique est un peu appuyé, tant il y a de verve et de loufoquerie dans les situations et les personnages de ce plaisant roman.