Emanuele Trevi est un écrivain et critique italien, plus exactement romain. Né à Rome en 1964, il y a grandi, il y a lu et il connaît la ville comme sa poche. Il écrit des essais qui mettent en scène des artistes ayant élu domicile à Rome et ajouté à son éternité. Dans Songes et fables, ils sont trois à y avoir vécu à la fin du XXe siècle : un photographe, une poétesse et un critique. Et un à y avoir vécu au XVIIIe siècle : Pietro Metastasio, poète de cour, auteur d’un sonnet intitulé « Songes et fables ».
Emanuele Trevi, Songes et fables. Un apprentissage. Trad. de l’italien par Marguerite Pozzoli. Actes Sud, 368 p., 23 €
Le livre s’ouvre sur ce poème qui exprime la confusion de Métastase, ému aux larmes alors qu’il relit une historiette qu’il vient d’inventer. Le poète se surprend à ne plus distinguer le vrai du faux, les personnages imaginés des personnes ayant vécu, le songe de la vie réelle. Le thème est vieux comme La vie est un songe ou les dernières lignes de La tempête de Shakespeare. Sous la plume d’Emanuele Trevi, il prend de nouvelles couleurs et reviendra comme un refrain. Trevi ne cessera de citer ces vers dans un récit qui tente de comprendre qui sont les « artistes », ces êtres de chair, doués d’une sensibilité hors norme et d’une âme aux trop vifs tourments.
Le premier de nos artistes du XXe siècle était un photographe que l’auteur a rencontré dans un ciné-club où il travaillait. Le film qui venait d’être projeté était Stalker, d’Andreï Tarkovski. Les spectateurs étaient sortis. Restait dans la salle un homme en larmes sur qui la beauté mystique du film n’avait pas fini d’imprimer sa marque. C’est ainsi que Trevi fit connaissance de cet Américain venu s’exiler dans la vieille Europe, homosexuel dont il dresse un portrait plein d’une cruelle compassion : Arturo était beau, rapace, gaséducteur et consommateur de migliaia de corps masculins. Frappé par le sida, l’épidémie « qui prenait ses quartiers dans les régions les plus délicates de la conscience, là où le désir et la peur sont imbriqués au point de ne plus se distinguer », il déjoua la maladie en allant se pendre dans la salle de bain d’un hôtel sicilien.
La seconde était Amelia Rosselli, autre porte-voix de ce que Trevi nomme la « vérité des suicidés ». Grande dame, farouche, poète, hantée par des voix et des fantômes de la CIA qui chuchotaient à son oreille des « good, good » torturants, elle apparaît subrepticement avant de se terrer derrière une porte cochère avec ses démons. Trevi l’aperçoit qui s’enferme et rapporte les mots d’un serveur qui la qualifie d’« âme en peine » car à Rome, dit-il, « il y a toujours quelqu’un dans les environs pour t’affubler d’une légende ».
Comme elle est bouleversante, cette Amelia Rosselli ! Son regard est noir (le livre est ponctué de quelques photos), et sa Storia di una malattia devrait être traduite sans tarder. Les couronnes de papier que lui offre Trevi sont magnifiques. Les critiques sont peu à savoir évoquer l’hypertension créatrice avec des aperçus aussi inattendus et douloureux.
Donnons un exemple, les lignes où Trevi explique qu’il préfère parler de « poète » plutôt que de « poétesse » à propos d’Amelia Rosselli. « Si l’on se demande quelle est l’aspiration ultime, la source d’énergie à laquelle puise l’activité d’écrire, il n’y a pas d’autre solution crédible, le sens profond du processus est toujours de réaliser son contraire ou, du moins, d’avancer dans cette direction, en niant toutes les données de départ, en sortant le masculin du féminin et le féminin du masculin de telle sorte que la mort se dira, au moins un instant, qu’elle a fait erreur, que ce n’est pas cette personne qu’elle cherchait. »
Braver la mort en déliant ainsi le féminin et le masculin, en pulvérisant les règles et en jouant sur les discordances : l’idée enchante notre raison car elle démine et confond bien des débats sur le genre et la grammaire. L’intelligence de Trevi est telle qu’il n’est pas interdit de la comparer à celle de Leonardo Sciascia : il faut relire La disparition de Majorana, les pages sur la douleur du génie précoce de Stendhal. Trevi les avait peut-être en tête en évoquant le troisième artiste du XXe siècle de son livre : le critique et auteur d’essais Cesare Garboli, qui, du jour au lendemain, après la mort d’Aldo Moro, se retira dans une villa aux meubles blanchis par le temps.
C’est Garboli, qui, à 70 ans, parce qu’il se sentait usé, a suggéré à Trevi d’écrire un livre sur Métastase et son sonnet « Songes et fables ». Trevi ne reprend pas le flambeau immédiatement. D’abord, il se dissocie de ce prédécesseur d’une époque marquée par l’antifascisme et affirme l’autonomie de la littérature et des arts : « On peut vivre sa vie en honorant la justice et la compassion, sans pour autant nourrir des opinions sur ce que l’on ne peut pas changer. » Est-ce vrai dans l’absolu ? En tout cas, là, sous sa plume, dans ce contexte et face à un homme d’une autre génération, ça l’est.
Ensuite, si Trevi a accepté d’écrire sur Métastase, ce n’est pas pour combler un manque. Au contraire, dit-il, la durée vient de l’inachèvement : « La nature humaine ne se reflète jamais dans un produit fini – parce qu’elle est inquiète, elle fourre son nez là où elle ne voit pas bien […] nous survivons dans tout ce que nous n’avons pas réussi à faire pendant le temps qui ne nous a pas suffi ». On ne saurait mieux dire le caractère vivant de l’éternité.
Arturo Patten, Amelia Rosselli, Cesare Garboli : ces trois êtres apparaissent, rappelons-le, sur fond d’un XVIIIe siècle frivole dont l’ambassadeur est le poète Métastase, flatteur, léger, à qui le talent est échu par hasard, dans une rue de Rome où son père était marchand d’huile. L’absence de blessures et le plaisir de Métastase sont une offense à tous les clichés transmis par l’école sur le poète souffrant. Emanuele Trevi l’affirme avec passion, avec rage, n’hésitant pas à traiter un professeur cité de « connard » ni à prendre à partie directement le lecteur ou la lectrice. On poursuit des débats enflammés avec lui en le lisant.
Il est ainsi, Emanuele Trevi : rudoyant, colérique, nostalgique de notre fin de siècle, des années 1980. Son éloge de l’approximation et de l’incertitude, contre la tyrannie de l’instantané numérique, est génial. Les images n’étaient pas les pauvres copies que nous connaissons, dit-il, elles avaient gardé leur « capacité de saigner ». Nous sommes à Rome, haut lieu du baroque : l’écrivain semble ranimer le sang du Christ et les torsions du Bernin pour innerver un passé proche et redonner vie aux artistes qu’il admire.
Songes et fables nous mène haut et loin. Et à ceux qui y auront goûté, nous recommandons la lecture de l’essai précédent de Trevi, Quelque chose d’écrit, où revivent Pasolini et son amie, diva et méduse, Laura Betti. Les deux livres sont magnifiquement traduits par Marguerite Pozzoli. Songes et fables distille des idées inédites, dérangeantes, révélant une intuition inouïe, mais toujours à ras d’homme et de pierre, dans les plus belles rues du monde. Car le livre est aussi une déambulation sombre et illuminée dans ces rues-là. Si les villes ont une âme, un peu de celle de Rome est saisie dans la boîte-livre d’Emanuele Trevi. On la referme en se disant que la vie vaut à la fois d’être vécue et d’être lue.