Archives et manuscrits (6)
Que révèle l’étude de l’excipit d’un manuscrit, comparé à celui de l’œuvre publiée ? Violette Leduc, morte en 1972, n’a pu achever le troisième tome de son autobiographie. Simone de Beauvoir se charge de publier La chasse à l’amour, qui paraîtra en 1973. Or Beauvoir se voit obligée d’alléger le manuscrit tout en respectant, tant que faire se peut, les révisions que l’autrice avait pu effectuer depuis sa maison du petit village vauclusien de Faucon, en vue de la publication prochaine.
Ainsi la surprenante disposition typographique qui présente une succession de « versets » et surtout la dernière phrase, un peu abrupte, ont-elles intrigué les connaisseurs de l’œuvre de Violette Leduc. Ces deux points mystérieux sont désormais éclaircis grâce à l’étude des dernières pages du manuscrit dans un ouvrage paru en 2019 : Violette Leduc. Genèse d’une œuvre censurée [1].
Longtemps incomplet, le manuscrit de La chasse à l’amour déposé à l’IMEC comprenait un épais dossier de feuillets, classés par les soins de la chercheuse Alex Hugues et intitulés « Feuillets ôtés ». Nous avons là la preuve tangible d’un élagage du manuscrit par Simone de Beauvoir avant sa publication définitive. Les cahiers de La chasse à l’amour présentent, quant à eux, un état antérieur à ces feuillets de format A4 destinés à la publication. En 2015, Sylvie Le Bon de Beauvoir dépose à l’IMEC l’ensemble des feuillets de La chasse à l’amour en sa possession : les chercheur-e-s peuvent alors compléter les vides dans la pagination initiale avec les feuillets coupés. Ajouté aux cahiers, cet ensemble constitue la totalité du fonds manuscrit de La chasse à l’amour. Or, le travail éditorial, posthume, de Simone de Beauvoir s’avère très bienveillant. L’œuvre publiée comporte environ 500 pages, soit un volume sensiblement équivalent aux deux tomes précédemment publiés : La bâtarde (Gallimard, 1964) et La folie en tête (Gallimard, 1971). Mais ce calibrage a nécessité d’importantes coupures malgré une relecture attentive et respectueuse, quoique finalement erronée, de la part de Simone de Beauvoir. Voici donc, en deux temps, les découvertes liées à l’étude de l’excipit : la conservation de la forme « cassée » des dernières pages originales sur Faucon et l’erreur de date commise – intentionnellement ou non – par Simone de Beauvoir.
À la lecture des derniers feuillets, 1812 à 1825, la première chose qui saute aux yeux est la disposition typographique adoptée : de courts syntagmes suivis d’alinéas. Or, cette disposition, nous l’avons dit, est bien celle présente dans les pages publiées.
« Cassure.
Indispensable.
Nous étions en été.
Nous serons en automne.
Hier : 1961.
Aujourd’hui : 1971.
L’eau a coulé sous le pont.
Pendant dix ans.
Ma mémoire a suivi le courant [2]. »
Rédigeant les feuillets destinés à la publication, Leduc avait commencé le passage « cassure » de manière continue puis elle l’avait barré, sur quelques phrases, avant de le reprendre au feuillet 1812, d’une écriture plus dense et plus soignée, cette fois-ci sous la forme « cassée ». Et Beauvoir n’a pas voulu trahir cette disposition en restituant la forme suivie des phrases (qui pourtant était présente dans les cahiers). De manière heureuse, elle a respecté la disposition typographique des feuillets, suivant un choix poétique et stylistique original.
Les feuillets suivants sont également relus par Beauvoir et très peu modifiés. Par exemple, sont barrées quelques précisions considérées comme inutiles : « Fagots, de place en place/Le fagot de Félice/Le fagot de Lisa. » Des détails, des prénoms, jugés peut-être trop personnels.
Autre surprise : la dernière phrase : « Je finis ainsi le récit de ma vie de 1907 à 1964 » est celle qu’on lit à la fin de La chasse à l’amour. Outre le caractère un peu sec de cette « chute », qui tranche avec le style baroque et lyrique de Violette Leduc, on est surpris par l’affirmation d’une volonté conclusive très différente du style des excipits de l’autrice – on se souvient par exemple de celui de La folie en tête : « écrire le mot impossible sur la courbe d’un arc-en-ciel, tout serait dit ».
On a longtemps reproché implicitement à Simone de Beauvoir d’avoir, en quelque sorte, inventé cette chute, dure, datée, décevante. Pourtant, cette courte phrase apparaît bien dans les feuillets, mais avec deux différences fondamentales : tout d’abord la date, qui n’est pas 1964 mais 1944. Ensuite, s’inscrit la mention doublement soulignée : « changer de page ».
L’adverbe « ainsi » prend un sens particulier, insistant sur le moment et les circonstances de la rédaction, de même que la temporalité du récit bascule dans le passé simple. Comprenons alors : c’est dans ces conditions-là (à Faucon) que je « finis », c’est-à-dire que je terminai de rédiger le « récit de ma vie » de 1907 à 1944. Or, la date de 1944 est celle qui, précisément, clôt la première partie de la vie de l’autrice, racontée dans La bâtarde.
Par recoupement avec la biographie de Jansiti, l’écrivaine évoque ici les années 1961 et 1962, durant lesquelles elle s’installe progressivement à Faucon, où, jusqu’en 1965, elle louera une maison avant d’en acquérir une grâce au succès de La bâtarde (voir Carlo Jansiti, Violette Leduc, Grasset, 1999). Violette pourra achever, dans les trois ans, le premier tome de l’autobiographie. Dix ans plus tard, elle revient donc sur l’année 1961 mais la maladie ne lui laisse pas le temps de parler des suites de la publication de La bâtarde. Violette Leduc avait prévu en effet, et elle le soulignait, de « changer de page ». Mais l’initiative de Beauvoir, qu’elle soit un lapsus ou un choix poétique – au sens large –, s’inscrit dans une volonté de clôture qui apparaît comme parfaitement logique. Ce geste de substitution de dates est, en lui-même, un hommage posthume d’une grande écrivaine à une autre : non, Beauvoir n’a pas trahi Leduc.
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Anaïs Frantz (dir.), Presses de la Sorbonne Nouvelle, collection « Archives », 2019. En particulier : Mireille Brioude, « Une simple erreur de date ? Étude des derniers feuillets de La Chasse à L’Amour », p. 113-121.
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La chasse à l’amour, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », p. 435-436.