La civilisation roulière

« Quand l’homme voulut pour son utilité donner du mouvement aux choses inertes, il n’imita point les jambes mais créa la roue », écrivait Apollinaire en 1913 (Écrits sur l’art). Étrangère aux Égyptiens bâtisseurs de pyramides et aux Aztèques exterminés par la Conquista, la roue a changé l’histoire du monde. Ajoutée au moteur thermique, elle abolit les distances, compresse le temps et accélère la fuite en avant qui emportera l’humanité mécanisée vers sa fin, comme le décrit Raphaël Metz dans son Histoire politique de la roue.


Raphaël Meltz, Histoire politique de la roue. La Librairie Vuibert, 284 p., 23,90 €


En 2020, le catalogue de la Bibliothèque nationale de France recense 400 titres sur Nicolas Sarkozy ; nul livre en français ne traite de la roue, qui a plus changé l’histoire mondiale que l’ancien président de la République. Entre commerce, conquête, guerres et loisirs, la roue hâte la mobilité et réduit le temps des périples humains. Vulgarisateur érudit hanté par l’origine des choses, entre histoire matérielle et anthropologie des techniques comparées selon André Leroi-Gourhan, l’écrivain Raphaël Meltz signe un essai élégant. S’y ajoutent en filigrane l’éloge mélancolique de l’héritage indigène de l’Amérique latine et l’histoire conjoncturelle du « vélocipède » – parfois au prix de larges digressions factuelles, dans les chapitres « Une brève histoire de la roue occidentale de -3500 à 1492 » ou « Pourquoi ne pas inventer la roue ».

Le lecteur sourcilleux y cherche en vain les travaux pionniers de Daniel Roche sur l’histoire matérielle des « choses banales » (Fayard, 1997), ceux de Geoffrey Parker sur les innovations de La révolution militaire (« Folio Histoire », 2013) ou ceux de Nathan Watchel sur La vision des vaincus (Gallimard, 1992), notamment dans les pages dédiées à la Conquista. La novatrice Invention de la vitesse. France XVIIIe-XXe siècle de Christophe Studeny (Gallimard, 1995) apporterait aussi du grain à moudre à Raphaël Meltz. Entre puissance de feu et modernité sociale, l’essor capitaliste et militaire de l’Occident suit le passage du monde de la lenteur (« pas de l’homme et du cheval ») à celui de la vitesse mécanique. Militaire ou civile, industrieuse ou ludique, la roue en est le maillon fort.

Ayant toujours éprouvé le rapport de l’homme à l’environnement, dès 4000 ans avant J.-C., la roue occupe l’espace matériel et l’imaginaire social (la « roue de la Fortune »). Du monobloc en bois jusqu’au « train à sustentation magnétique », du chariot à quatre roues que tracte un bœuf laborieux à la voiture électrique, de la brouette à la bicyclette, du char de guerre des Hyskos au XVIIe siècle av. J.-C., des populations du monde ouest-sémitique pour les Égyptiens, au TGV en 1981, via la voiture hippomobile ou le rickshaw indien : la roue de bois puis métallique, revêtue ou non de fer ou de caoutchouc depuis 1889 avec Dunlop pour réduire les frottements qui la freinent, assure la mobilité des humains en temps de guerre ou de paix. Elle complète les outils, les habits, les ustensiles, les bâtiments et l’armement mobile pour en déplier la puissance de feu avec le blindé.

Histoire politique de la roue, de Raphaël Meltz : la civilisation roulière

© Jean-Luc Bertini

La date de l’invention ex nihilo de la roue est impensable. Son histoire « plurimillénaire » recoupe la découverte des débris matériels du roulage. Elle obéit au principe du « mouvement rotatif » que la nature inspire avec la pierre arrondie qui roule aux pieds de l’homme. Or, invention présumée du Grec Ctésiphon pour mouvoir des pilastres, le simple rouleau (un tronc d’arbre) pivotant au sol diffère de la roue qui tourne autour d’un axe en avançant avec sa charge.

L’ouvrage dépeint en trois parties l’évolution de la civilisation roulière. La diffusion du roulage et du chariot à quatre roues suit les mues du transport et du charriage (travois ou brancard tiré par des animaux ou des hommes ; traîneau ; chariot à roulettes). Les cinq chapitres de la première partie (« La roue vint au monde ») évoquent les postulats archéologiques, et historiques de la « roue sumérienne » (3500 avant notre ère). Or, entre l’Europe du centre et le nord de la mer Noire, les vestiges de petits chariots à roulette en terre cuite vers 4000 ans avant J.-C. embrouillent la vulgate du roulage sumérien.

Dans la deuxième partie (« Un monde sans roue »), six chapitres traversent l’histoire des peuples sans « mouvement rotatif », dont l’Amérique précolombienne. Foyer civilisationnel, biotope du lama et de l’alpaga, terre des chinampas ou jardins flottants à rendement agraire supérieur à celui de la charrue des Européens, la civilisation aztèque subit dès les années 1520 le choc des Conquistadores qu’obsède l’Eldorado. Au heurt microbien qui tue 40 % des autochtones, s’ajoutent la culture équestre, la force de feu portative, le vandalisme culturel, le catholicisme absolutiste et l’eschatologie du vaincu.

Bâtisseurs de cités et de réseaux routiers (18 000 km), mathématiciens comme les Mayas, les Aztèques négligent la roue et ses avatars (poulie, treuil tour, char). Pourtant, des objets « montés sur roulettes » (vestiges funéraires) amusent leurs enfants. L’absence de la roue chez les Aztèques résulterait d’un double dispositif : l’eschatologie du « cinquième soleil » séismique (un soleil mobile telle une roue funeste) et le « grand refus » de la roue pour ses nocuités technologiques.

Des annales de la Conquista le certifient. Avant le débarquement des Espagnols, un présage céleste apeure les Aztèques : une « empreinte colorée, ronde comme une roue de charrette » ! Mandés par l’empereur Moctezuma, les prêtres avertissent : la roue aérienne précède de « grandes guerres et beaucoup de sacrifices de sang humain ». La roue du malheur augure la fin de l’Histoire.

Domestiquer le mouvement rotatif profanerait la roue de l’astre solaire. Accepter la logique roulière détruirait le coutumier pochtecayotl ou négoce comme « art d’échanger » plutôt qu’outil d’accumulation capitaliste. Choix politique des Précolombiens, la « société sans roues » relativise l’évolutionnisme socio-politique occidental et l’histoire téléologique du progrès. Raphaël Meltz réverbère le postulat de la « société sans État » de l’anthropologue Pierre Clastres qui pense la culture politique « primitive » des Tupi-Guarani (La société contre l’État, Minuit, 1974). Empêcher les chefs d’être chefs, c’est prévenir la coercition, c’est déjouer l’inflation hiérarchique, c’est rester fidèle à l’égalité naturelle. Nier la roue, c’est renforcer le pochtecayotl comme pierre angulaire du monde sans besoins excessifs. Or le colonialisme convertit ces qualités politico-anthropologiques en barbarie pour asservir les peuples « sans foi, sans loi, sans roi ».

Entre roulages automobile, ferroviaire et cycliste, l’avenir du mouvement rotatif est litigieux, à voir le raid urbain des trottinettes nées vers 1920. Sur la scène des frictions énergétiques et des limitations de vitesse, la lutte des roues oppose les « prolos » en bagnoles polluantes au CO2 et les « bobos » à vélo propre. Au cœur des cités congestionnées, où sévissent les microparticules du frottement pneumatique qui souillent notre système respiratoire, la roue escortera demain la mutation de la mobilité sociale. Il reste à inventer la « roue intelligente ». Elle ira « au bon rythme » vers la décrue du roulage motorisé. La mobilité sur coussin d’air ou par « sustentation magnétique » concrétisera peut-être l’idéal tribologique en annihilant le frottement roulier.

Avant cet utopique an I du bonheur impossible, les aéroports saturés et les villes-mondes épuisées bruissent du cliquetis infernal des valises à roulettes que traînent fébrilement des hordes transnationales avides de mobilité planétaire. Si la culture roulière assure la distinction sociale entre les mobiles et les sédentaires, le scénariste Jacques Lob et le dessinateur José Bielsa en font la matrice dystopique de l’automobilocratie totalitaire (Les mange-bitumes, Dargaud, 1974). L’histoire de la roue est toujours politique.

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