Avec Apeirogon, Colum McCann poursuit une entreprise littéraire d’une ampleur considérable. Son livre pense autant, et dans un même mouvement, l’urgence d’écrire le réel que la nécessité d’inventer des formes narratives qui le prennent en charge et l’excèdent. Il s’y déploie une véritable recherche esthétique qui, loin de créer une distance, nous offre une étrange consolation.
Colum McCann, Apeirogon. Trad. de l’anglais (Irlande) par Clément Baude. Belfond, 512 p., 23 €
Les histoires les plus improbables, les plus invraisemblables, sont souvent vraies. Que peut fabriquer l’écrivain d’une matière qui excède l’imagination ou la probabilité ? Soit il la prend à son compte, la relaie, l’encadre en quelque sorte, s’en fait le porte-voix, en témoigne. Soit il produit une fiction qui se nourrit de la réalité, l’englobe dans un processus créatif propre, intime, dont il doit se débrouiller en trouvant un équilibre ardu avec le réel et une certaine vérité qui pose des limites évidentes. C’est une sorte de dilemme lorsqu’on écrit à partir d’histoires véridiques, qu’on se glisse dans la vie d’êtres réels. La littérature d’aujourd’hui en sait quelque chose, c’est une évidence, tant cet enjeu semble omniprésent dans la production contemporaine – fiction historique, pseudo-témoignage, fausse biographie, relation de faits divers, autofiction et autobiographie de tout type…
On trouve dans le réel une matière qui excède l’imagination. On s’y confronte d’une manière ou d’une autre. Ainsi, Colum McCann se lance dans le récit d’une histoire exemplaire, simple, épurée, d’un face-à-face stupéfiant, une sorte de fable vraie, parfaitement tragique, quasiment imparable. L’histoire de deux hommes, de deux douleurs, de deux deuils, dont les trajectoires opposées ne devraient pas se croiser et qui – aucun romancier n’aurait l’audace de l’imaginer – se croisent pourtant. Bassam Aramin, un ancien détenu palestinien, emprisonné à la sortie de l’adolescence, et Rami Elhanan, un graphiste israélien, perdent leurs filles, victimes, à dix années d’intervalle, d’un conflit qui semble sans fin. Smadar meurt dans un attentat en 1997, Abir est tuée par le tir d’une balle en plastique lors d’une émeute en 2007. Ces hommes existent, ils ont créé une association et témoignent dans le monde entier de leur expérience, appellent à un dialogue véritable et inéluctable. Le livre raconte la rencontre inattendue de ces deux pères dévastés, leur dialogue, leur amitié, leurs peines et leurs désirs, leurs choix radicaux. Il met en scène un désir de paix, une parole improbable, nécessaire, la congruence du malheur et la manière dont on l’affronte.
On pourrait craindre qu’à partir d’une trame pareille on se complaise dans une forme insupportable de voyeurisme moral, une mise en scène et de l’histoire contemporaine et du désarroi d’hommes qui ont perdu l’essentiel, que s’installe un malaise nauséeux devant une sorte d’appropriation malsaine et gênante. Il n’est est rien évidemment ! Car Colum McCann se nourrit de la réalité, non pour en témoigner strictement, se mettre en scène comme un passeur ou un relais – quelle légitimité aurait-il d’ailleurs pour cela ? –, mais pour intégrer ces êtres réels à la matière même de la fiction, les faire exister, les questionner au dedans du récit, les circonscrivant en les excédant. Le récit que fait Colum McCann à partir de l’existence de ces deux hommes, de leur destin, la manière dont il explore leurs sentiments, dont il creuse leurs parcours, n’a rien d’un récit de vie ou d’une biographie croisée. Ce qui intéresse l’écrivain, c’est le possible dans la fiction qu’offre la réalité. Il part d’une trame tellement claire et évidente, exemplaire, qu’il ne peut qu’être tenté par un débordement, par une réflexion sur la manière dont s’approprier, librement, le réel et, surtout, sur la forme qu’il choisit pour la raconter. Car ce qui compte, ce n’est pas la vérité mais le récit.
Tout l’enjeu d’Apeirogon réside dans sa forme, son audace, sa nouveauté. Colum McCann fait le choix d’une forme éclatée, parcellaire : une multitude de chapitres très brefs (d’une ligne à quelques pages), numérotés dans une première partie de 1 à 499, puis dans une seconde de 499 à 1, encadrant une longue incise médiane. Autant de faces d’une même forme originelle, reflets les unes des autres : prolongations, digressions, détours, reprises, refrains, saisissements… C’est ce mystérieux Apeirogon : « une forme possédant un nombre dénombrablement infini de côtés ». Le livre entreprend, dans une forme de diffraction temporelle, de relater la vie des deux personnages, qui sont saisis tantôt sur le vif, tantôt dans la longue durée, depuis eux-mêmes, au plus près, comme plus froidement, comme des figures. McCann raconte leurs vies, celles de leurs enfants disparus, de leurs familles, fouille leur passé, tire toutes les ficelles de leur destinée, les reliant à leur environnement, à leur histoire. L’enjeu du récit consiste à réconcilier leur ponctualité et ce qui les dépasse. Le régime narratif, d’une grande plasticité, les raconte en même temps qu’il permet des digressions, des échappées : on parle du dernier repas de Mitterrand, de fouilles archéologiques et des manuscrits de la mer Morte, des accords d’Irlande du Nord et de la mémoire de l’extermination des Juifs, d’exégèse biblique et coranique, de géographie, de zoologie ou d’étymologie, des croisades du Moyen Âge et de l’OLP, de Shimon Peres et de Sinéad O’Connor, de Verdi et des orgues de Saint-Burchard d’Halberstadt… C’est ainsi, en imaginant une forme plurielle, iconoclaste, qui englobe l’objet du récit, le relie à ce qui n’est pas lui, en dépassant sa singularité exemplaire non par le discours mais par la forme même d’un texte, que Colum McCann produit un livre vraiment remarquable.
La forme géométrique qui donne son titre à un livre relevant tout autant de la pure fiction que du fragment essayistique provient « du grec apeiron ; être sans limite, être sans fin. Lié à la racine indo-européenne per : essayer, risquer ». La forme choisie par Colum McCann se situe dans la continuité de ses derniers récits (Et que le vaste monde poursuive sa course folle et Transatlantic) qui s’appuyaient déjà sur la réalité et l’histoire, mais qui eux-mêmes amplifiaient ses fictions biographiques précédentes (Zoli et Danseur). Cette fois, il prend le risque d’une forme qui s’accentue vivement. L’éclatement narratif, la variété de tons, de registres, la pluralité des points de vue, l’entrecroisement des époques, dépassent largement le simple « truc » romanesque pour questionner en profondeur la manière dont Colum McCann se situe en tant qu’écrivain, comment il déploie, depuis presque vingt ans, un questionnement profondément moral de l’écriture, un langage habité par sa propre responsabilité, sa propre force. Il y a depuis longtemps chez lui une bienveillance, une douceur qui ne s’abolit pas malgré la dureté des sujets, comme si la littérature contrevenait véritablement à la violence.
Car ce qui lui importe dans Apeirogon, c’est véritablement l’enjeu formel, l’expérience plastique. On pourra lui reprocher des imprécisions, des facilités par moments, mais ce serait faire un contresens sur le projet même du livre qui, s’il relève souvent du politique, ne s’y complait jamais. Ce qui vaut ici, ce n’est pas la ponctualité exemplaire d’un récit de vies, qui le fascine à l’évidence – probablement par son improbabilité et la capacité de pardon qui en surgit –, mais bien la relation ouverte, accueillante, que la forme rend possible. On lit dans ce livre un projet littéraire qui progresse – on y entend de multiples échos aux livres précédents de l’auteur qui semblent ressurgir par moments –, se cherche, s’accentue, se radicalise. C’est un livre qui demande du temps, une adaptation, l’invention d’un régime de lecture. On y circule comme dans un labyrinthe, s’essayant à des méthodes, se déplaçant à l’intérieur du récit, changeant sans cesse de focale, de timbre. Il y a là quelque chose de musical qui donne au discours narratif un caractère d’étrangèreté. On regrettera d’ailleurs que l’anglais particulièrement cristallin, précis, sonore de Colum McCann pâtisse quelque peu – erreurs évidentes parfois, manque de souffle ou de musicalité que l’on entend trop nettement – d’un changement de traducteur assez malheureux. Pourtant, on ne peut qu’être frappé par un livre d’une grande originalité formelle, qui fait preuve en certains endroits d’une sorte de bravoure tout en demeurant mystérieusement fluide, par une entreprise d’une ampleur considérable qui se situe – chose trop rare dans la littérature romanesque anglo-saxonne contemporaine – du côté de la forme même, de ce qui s’y joue vraiment.
Ce qu’a voulu faire Colum McCann, c’est concevoir un récit qui reconnaisse, comme l’écrivait Borges, que « les histoires ont d’abord existé par elles-mêmes […] puis elles ont été accolées les unes aux autres, se renforçaient mutuellement, une cathédrale infinie, une mosquée s’élargissant, un partout aléatoire ». Se laisser gagner par cet aléatoire, par la probabilité infinie du narratif, par sa combinaison permanente, c’est toucher au mystère dont parlait le compositeur Viktor Ullman cité dans le livre : « le secret de toute œuvre d’art était l’annihilation de la matière par la forme ». Ce n’est pas rien que de penser, à partir d’une démarche romanesque, la littérature, sa forme même, la manière dont elle se dépasse, ce qu’elle rend possible, une étrange consolation.