Aharon Appelfeld n’a jamais écrit qu’un livre, un seul grand livre composé de multiples chapitres ; ou bien, en mosaïste, il pose de petites pierres, créant autant de reflets et de couleurs. Mon père et ma mère fait écho à Badenheim 1939, aux Eaux tumultueuses, qui décrivent l’atmosphère avant que l’harmonie ne se brise soudain. Des estivants sont réunis sur la rive d’un fleuve capricieux, ce sont les vacances d’août 1942 dans les Carpates, et l’angoisse monte. Parmi les vacanciers, ses parents : côte à côte, mais aussi face à face.
Aharon Appelfeld, Mon père et ma mère. Trad. de l’hébreu par Valérie Zenatti. L’Olivier, 302 p., 22 €
La conjonction « et », qui unit, peut en effet séparer ou opposer. Cela sans penser affrontement ou rupture. Pour le jeune Erwin, puisque tel est le prénom européen de l’écrivain israélien, ses parents sont deux êtres très différents l’un de l’autre. Par touches, Aharon Appelfeld le montre ou le rappelle. Le père n’aime pas les émois, le pathos, il se tient à distance, supporte mal qu’on s’immisce dans son intimité. En rationaliste, il s’efforce de comprendre par la parole, l’échange. Il est incroyant. Ses dialogues – et tous les dialogues du roman – prennent dès lors une grande importance. Il en a avec Sergueï, un moine, avec Von Taden, un prince dostoïevskien qui cherche dans la foi une réponse à son addiction au jeu causée par un chagrin d’amour, ou avec Alexeï, l’Ukrainien qui loue la villégiature dans laquelle le trio familial se retrouve.
Dans les trois situations, paradoxalement, ses interlocuteurs chrétiens vantent la puissance de la religion juive. Sergueï a appris l’hébreu et vante la concision de cette langue, sa capacité à jouer avec le sens caché des mots. Von Taden, amoureux éconduit de Gusta, une amie de la mère d’Erwin, vante le judaïsme qui « conserve encore la lumière antique et aride de la foi ». Le narrateur encore enfant entend les hommes parler et fait son apprentissage. L’écrivain qu’il deviendra restera attaché à cette concision de l’hébreu, comme il le raconte par exemple dans Histoire d’une vie. Quant au débat sur la foi originelle, celle du Sinaï et de la traversée du désert, il le ressentira tout au long d’une vie de laïc et de mystique. Ne pas entrer dans une synagogue (ou autre lieu de prière) ne signifie pas indifférence à la religion. Bien au contraire, aurais-je envie de dire.
La dimension mystique est plus du côté de la mère. On l’avait bien perçue dans Des jours d’une stupéfiante clarté, roman dans lequel la fascination pour la musique de Bach et les pèlerinages dans un monastère isolé ressortissaient à cette compréhension du monde. Bounia s’attache aux moindres détails, est sensible à ce qui vibre, indistinctement : « Dans chaque être il y a quelque chose de palpitant […] Des yeux qui désirent un rapprochement […] Un sourire qui te va droit au cœur ». Dans une des très belles scènes de ce roman, on la voit qui s’agenouille devant une femme assise dans un fauteuil roulant. La femme s’offusque, prétend ne mériter « ni considération, ni apitoiement ». Bounia veut seulement l’entendre mieux.
Si les deux parents écoutent leur fils et les autres personnes, le père est davantage dans l’idée, la théorie, la mère dans l’appréhension sensible. L’écrivain (comme l’homme Appelfeld) hérite des deux, puisque écrire est bâtir, mais on sent qu’il est plus proche de Bounia : « Sans doute sous l’influence de ma mère, je suis depuis l’enfance attiré par les femmes qui ont des faiblesses, et ce n’est pas la pitié qui m’anime mais un sentiment de proximité. Elles ont éveillé en moi la passion de la contemplation. Il m’est aisé de découvrir la fragilité d’un être, en d’autres termes, son humanité ».
Dans ce roman comme dans tous les autres, cette humanité est omniprésente. Des hommes comme Zeiger, médecin entièrement dévoué à sa tâche sociale, comme Slovo, dernier rempart contre la folie des paysans locaux, ou comme l’homme à la jambe coupée, un diabétique dont la véritable stature et l’identité s’affirment à la fin du roman, en sont des exemples. Pourtant, ce que je retiens, c’est P., une femme égarée, « tout entière tournée vers elle-même, s’attribuant des qualités dont elle était dépourvue, et [qui] s’attirait inconsciemment moqueries et railleries ». On apprendra son prénom plus tard. L’initiale est comme un surnom dépréciatif, une façon pour les autres estivants de la rendre anonyme et méprisable. Sa disparition soudaine interrogera l’ensemble de la communauté. Seul l’homme à la jambe coupée dira sa colère, à la façon de ces prophètes maudits que le peuple préfère rejeter, pour ne pas entendre la vérité.
Outre P., égarée, malheureuse, incapable de trouver une assise, il y a Rosa Klein, la voyante. La foule des estivants afflue devant sa maison. Elle saurait expliquer, annoncer. Son dialogue avec le docteur Zeiger peut se lire au présent : qui, de l’être qui choisit les voies obscures ou de celui qui choisit les voies de la science, est en mesure d’aider à vivre l’inconnu ? Qui soulage la souffrance ? Écrit en 2013, ce roman a des accents étonnants. Quant à Erwin, qui écrit et raconte, il se forme. Si l’œuvre d’Appelfeld est un roman unique, fragmenté comme une mosaïque, le roman initiatique en est une composante essentielle. L’allusion à La montagne magique, lu par Youlia, sœur de Bounia, n’est pas fortuite. Erwin a des airs de Hans Castorp parmi les curistes enfermés dans le sanatorium. Les estivants désorientés, surexcités, seraient ces curistes.
Si Erwin a un mentor, c’est sans doute Karl Koenig, le romancier qui marche le long du fleuve pour écrire un chapitre de son roman. Koenig n’aime pas les joutes orales, les idées ne sont pas son fort. Il écrit souvent sur les Juifs, voyant en eux un microcosme éclairant. L’angoisse qui les étreint, leur imperfection et leur faiblesse semblent exemplaires. Mais il apprend à écrire à Erwin, lui enseigne que raconter, c’est méditer et construire, que des détails peuvent alourdir, qu’il faut supprimer le superflu, éviter tout sentimentalisme. Erwin, devenu Aharon, s’inspire de lui, et l’écrit, à soixante ans de distance. Le roman joue sur ces deux temps, mêle présent de l’écriture et passé en un voyage ininterrompu.
Ce roman est, autant qu’une fiction, l’art poétique d’un écrivain confirmé, reconnu, jamais entièrement sûr, qui donc recommence. Appelfeld rappelle l’importance des rêves, et du sommeil en général, dans l’acte d’écrire. C’était le thème du Garçon qui voulait dormir. La vision lui importe plus que l’anecdote ; la force de sa prose tient dans le refus de la copie, du réalisme plat.
« L’enfance est la terre sur laquelle nous poussons », écrit-il. C’est de cet âge brisé par les épreuves que nait toute son œuvre : « ce que j’ai vu il y a longtemps avec mes yeux d’enfant a sombré dans une terre obscure pour y être conservé ». Il évoque la vase, l’eau noire d’un puits d’où tout remonte. Avec le risque, qu’il mentionne, de l’abondance ou du trop-plein. Il faut éviter de trop décrire, il faut s’épargner « la surcharge inutile ». Mais quand on y parvient, l’épiphanie est là : « Un élément vivant de l’enfance est parfois la clé de voûte d’un chapitre qui soutient toute la narration ». Dans le roman, au début ou au cœur d’un chapitre, deux ou trois phrases descriptives campent une atmosphère : quelques bouteilles d’alcool vides, abandonnées sur le bord du fleuve, et c’est le désarroi des estivants simplement résumé ; un soir d’automne, de retour dans la ville, et c’est la fusion entre la mère et son fils que nous voyons, bouleversés comme s’il s’agissait d’un plan fixe tourné par Ozu.
Et puis ce qui touche, c’est la modestie du grand romancier, qui dit sa « détresse de langage », ses hésitations et leur issue : « Un bégaiement surgi de la détresse peut être l’expression d’une vérité ». Comment ne pas adhérer ? Celles et ceux qui aiment la légende se rappellent que Moïse lui-même bégayait.
Les romans d’Appelfeld émerveillent. La beauté des lieux et des êtres comme l’horreur à venir sont là, indissolublement liées. On y entend la voix discrète et apaisée de l’auteur, presque un murmure, et c’est en même temps une affirmation, une promesse renouvelée.