La subversion par le corps minoritaire

Corps politiques, de Nicolas Martin-Breteau, est un ouvrage qui balaye beaucoup d’idées reçues sur l’histoire du corps « noir » et qui, grâce à une enquête locale sur la communauté noire dans la ville de Washington sur près d’un siècle, révèle une histoire silencieuse et méconnue des États-Unis depuis l’abolition de l’esclavage en 1865 : comment, depuis lors, les Africains-Américains firent de leur corps et de sa respectabilité un combat.


Nicolas Martin-Breteau, Corps politiques. Le sport dans les luttes des Noirs américains pour l’égalité depuis la fin du XIXe siècle. EHESS, coll. « En temps & lieux », 386 p., 25 €


Nous devions déjà à Nicolas Martin-Breteau la traduction et l’introduction pour le lectorat français de l’ouvrage classique de W. E. B. Dubois, Les Noirs de Philadelphie (La Découverte, 2019). Avec Corps politiques, livre issu de sa thèse de doctorat, longue enquête qui l’a mené dans une vingtaine de centres archivistiques, nous lui sommes à nouveau redevables, tant cette somme, qui s’appuie à la fois sur des journaux personnels, sur la presse, sur des traités éducatifs et des œuvres d’art, change notre regard sur le rapport que les Africains-Américains entretinrent avec leur corps, notamment par le biais du sport, au cours du XXe siècle.

Nicolas Martin-Breteau, Corps politiques. Le sport dans les luttes des Noirs américains pour l’égalité depuis la fin du XIXe siècle

Loin des vedettes et des flashs des podiums, Nicolas Martin-Breteau nous plonge dans une histoire collective, celle habitée par des figures souvent anonymes ou largement oubliées, qui pendant soixante-dix ans ont produit des politiques du corps, notamment en s’appropriant les théories darwiniennes « d’élévation de la race ». L’ouvrage constitue ainsi une contribution particulièrement éclairante sur les manières dont cette minorité lutta contre son aliénation, une généalogie en somme de leur combat pour la justice, que l’on a souvent tendance à restreindre aux années 1950. Le Black Power au cours des années 1970, qui aujourd’hui domine largement dans nos représentations – avec, en particulier, l’image des deux athlètes levant un poing noir ganté aux jeux Olympiques de Mexico en 1968 –, a en outre largement déconsidéré cette longue histoire, voyant dans le sport un lieu d’aliénation et d’instrumentalisation dont il s’agissait de se déprendre.

L’étude foisonnante de Nicolas Martin-Breteau contribue aussi à la réorientation du champ des représentations vers une histoire des relations de pouvoir multiples qui traversent l’activité physique et sportive ; il montre ainsi comment le corps devient l’objet d’une subjectivation collective. La grande qualité de l’étude est de fixer son attention sur un espace et une communauté particuliers : la ville de Washington. Comme l’auteur le souligne en introduction, elle est à la fois « une ville-frontière » entre le nord et le sud – on sait avec l’historien Karl Jacoby l’intérêt de ces espaces pour penser les identités – et le « centre de l’Amérique noire » jusqu’au lendemain de la Première Guerre mondiale, détrônée ensuite par Harlem et Chicago.

La capitale fédérale constitue pour l’auteur un laboratoire où il lui est possible d’observer, en variant les focales, le corps noir. On ne saura trop souligner la manière dont l’historien, de ce point de vue, réhabilite le local dans la grille d’analyse de la discipline historienne, se prémunissant contre les thèses générales, en étayant son propos par la biographie d’acteurs. Car l’autre force de cette étude est d’être habitée par des figures, à commencer par l’homme clé de cette histoire, le professeur d’éducation physique et militant politique Edwin B. Henderson (1883-1977), et trois de ses élèves devenus des leaders du mouvement des droits civiques. Mais ils sont nombreux, celles et ceux auxquels s’intéresse l’historien, et notamment dans la bourgeoisie africaine-américaine dont on découvre le rôle dans la défense de la communauté, rôle largement discuté en 1957 par E. Franklin Frazier dans son livre Black Bourgeoisie.

Nicolas Martin-Breteau, Corps politiques. Le sport dans les luttes des Noirs américains pour l’égalité depuis la fin du XIXe siècle

L’entraîneur sportif et militant Edwin B. Henderson (1912)

On sera aussi surpris – tant notre ignorance est grande – de découvrir la place qu’occupent certaines femmes dans cette histoire ; de ce point de vue, sont passionnantes les pages que consacre l’historien au YWCA de Washington et à Anita Gant qui, excellant au basket-ball, au tennis ou encore à la natation, en fut une des animatrices entre 1920 et 1940. L’ouvrage est riche en rencontres, comme celle avec Maryrose Allen qui, voulant libérer les femmes noires des normes dominantes de la beauté, chercha à définir « scientifiquement » la beauté de la jeune femme noire. Nicolas Martin-Breteau a plongé dans les archives personnelles de cette diplômée de Harvard devenue directrice du département d’éducation sportive de l’université Howard ; il a lu en détail ses enseignements pour être fidèle à cette actrice de l’ombre et également pour montrer les paradoxes de cette politique d’élévation de soi par le physique, qui reprenait à l’identique les normes dominantes du genre.

L’approche monographique permet également à l’historien d’identifier des événements sportifs réguliers, notamment des « classics » – par exemple, le match de football américain qui faisait se rencontrer les équipes des deux universités noires de Howard et de Lincoln. Il montre, grâce à une profusion de sources, comment ces matchs étaient l’occasion « d’un spectacle social total ». Il suit les trains spécialement affrétés, il regarde à la loupe les programmes et les attractions, il détaille le défilé « des belles » qui avait lieu à cette occasion. On le voit, Nicolas Martin-Breteau use de toutes ses ressources pour nous faire « vivre » cette période. Certains estimeront peut-être que cette histoire est parfois trop riche. Mais comment parler des corps au singulier, comment ne pas réduire l’inventivité de ces politiques du corps si l’on ne fait pas entendre le divers dont ils sont porteurs ? Le développement que l’auteur consacre ainsi au Pigskin Club, créé en 1938 pour raviver l’intérêt pour le football à Howard, montre les multiples visages politiques de la bourgeoisie noire.

Nicolas Martin-Breteau, Corps politiques. Le sport dans les luttes des Noirs américains pour l’égalité depuis la fin du XIXe siècle

Pancartes de mobilisation pour le droit des Noirs à entrer dans la salle de sport Uline Arena (vers 1948) © CC/Edwin B. Henderson Collection

L’ambition de Corps politiques est aussi de montrer comment cette idéologie de l’élévation de la race a connu un succès croissant avant de décliner à partir des années 1950. Nicolas Martin-Breteau rappelle ainsi qu’elle s’est forgée pour faire face au mouvement suprémaciste blanc, né en réaction à l’abolition de l’esclavage. Dans les dernières décennies du XIXe siècle, le recours au sport fut systématisé pour la première fois à grande échelle au sein de la communauté noire. L’historien écrit : « Entre 1890 et 1920, la présentation du corps, en particulier du corps sportif, comme signe extérieur de respectabilité, constitua un exercice, c’est-à-dire un entraînement quasi militaire cherchant l’élévation de soi et de son groupe pour se faire reconnaître dignes de droits égaux. » À partir de 1920, la « Renaissance noire », que l’on a souvent considérée comme un événement artistique et littéraire centré sur Harlem, a fait du sport un instrument d’autonomie culturelle, permettant la transformation d’une ségrégation subie en ségrégation choisie. Ainsi, une série de luttes locales (notamment la mobilisation contre le Recreation Board dès 1942, le boycott de la salle Uline Arena à partir de la fin 1945, ou les actions contre la ségrégation des piscines en 1949) enrichit la chronologie conventionnelle du combat pour les droits civiques. À partir de la fin des années 1960, le Black Power dénonce le sport comme répliquant à l’identique le racisme de la société englobante. Mais Nicolas Martin-Breteau nuance ce déclin, en montrant que certains en son sein, comme le boxeur Nathan Hare, continuent à développer cet idéal de l’élévation de soi cher à Edwin B. Henderson.

L’ouvrage s’achève sur la période contemporaine qui met fin à ce moment de subjectivation ; l’historien montre comment, à partir des années 1980, l’investissement dans le sport de la jeunesse africaine-américaine fut massif à mesure que la communauté s’enfonçait dans la grande misère. Le sport constitua une catastrophe pour elle car, au moment de la mort de Henderson, le sport lui-même semblait être devenu un problème au point que le joueur de tennis Arthur Ashe publia en 1977 dans le New York Times une lettre ouverte retentissante aux parents noirs, leur enjoignant d’envoyer leurs enfants « dans les bibliothèques plutôt que de les bercer d’illusions sur une hypothétique carrière sportive ». Pour le sociologue Harry Edwards, le sport ne faisait que renforcer les stéréotypes qui les stigmatisaient. Sur les terrains de sport, les salles de gymnastique, les stades de Washington, Nicolas Martin-Breteau peint l’invention par une communauté d’une culture de soi – sans négliger de montrer qu’elle produisit aussi en son sein des phénomènes de discrimination. Il propose aussi une histoire politique du quotidien, à la fois originale et stimulante.

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