Toutes les traductions des Lettres à un jeune poète de Rilke rendent compte à leur façon de ce que dit le texte de l’auteur, sans le trahir pour autant. La présente traduction, qui ne se différencie que peu des précédentes, accède elle aussi au sens même du texte, mais elle est complétée par les lettres du fameux jeune poète, Franz Xaver Kappus. Il faut espérer d’autres traductions encore : le sens d’un texte, c’est d’être sans cesse retraduit.
Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète. Avec les lettres de Franz Xaver Kappus. Trad. de l’allemand par Sacha Zilberfarb. Édition établie par Erich Unglaub. Seuil, 160 p., 17,90 €
Tout comme le Lenz de Büchner, les Lettres à un jeune poète ont été l’objet de traductions multiples, il en existe plus d’une vingtaine ; de Klossowski (dont on retiendra, par ailleurs, la dernière phrase erronée du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein) à Marc Buhot de Launay en passant par Joseph Rovan, Gustave Roud en 1945, ou récemment Claude Porcell.
Pour Rilke, la saisie du poétique est indéfiniment inaccessible : cette inaccessibilité est son sens même, c’est son inachèvement perpétuel qui est au cœur d’une littérature totalement censurée et fermée en Allemagne pendant plus de dix ans de destruction national-socialiste de 1933 à 1945. Il ne lui restait comme issue que la contemplation de la « pureté originelle ».
Cet inaccessible, toute considération historique mise à part, est la raison d’être du poétique, posée comme nécessité dès le commencement. Rilke l’écrit à son jeune correspondant : « ne voyez-vous pas que tout ce qui devient est toujours commencement ». Celui-ci, Franz Xaver Kappus, a dix-neuf ans lorsque leur correspondance commence, en janvier 1903. Il deviendra lieutenant de l’armée autrichienne, tout comme Rilke et bien d’autres, et fut en 1914 un chaud partisan de la guerre, comme tant d’autres (on peut lire à ce sujet l’excellent livre de Michel Itty, L’épée ou la plume ? Rilke à l’épreuve de la Grande Guerre, éd. des Alentours). Après s’être arrangé avec le régime hitlérien, il fut en 1945 l’un des fondateurs du parti libéral démocrate allemand, l’ancêtre du FDP contemporain. Il mourut en 1966.
Cet échange de lettres fait entrer dans l’œuvre entière de Rilke, qui sans cesse évoque un « temps » futur qui serait tout à la fois inéluctable et impossible, comme l’écrit le critique et germaniste Erich Unglaub dans sa postface : « Avec le geste impérieux d’un Zarathoustra, Rilke, dans ces lettres, proclame un idéal clairement inspiré de la philosophie de Nietzsche ». C’est ce ton à la fois solennel et docte qui apparaît avec le temps comme superflu. De plus, le discours de la proximité inaccessible s’est complétement naturalisé à force d’être radoté tout au long de la seconde moitié du XXe siècle. Et l’auteur de ces lignes s’empresse de balayer devant sa propre porte. À force d’être livré à un certain type de « philosophes », ce discours a perdu force et signification.
Il est donc nécessaire de ne pas perdre de vue ce qui, en dépit ou du fait d’un ton parfois « prophétique », ramène à d’infantiles régressions : moi le poète, je détiens la vérité qui me fuit. Je suis le seul à la détenir. L’élitisme est en effet ce qui caractérise ce qu’on pourrait nommer le « rilkisme » en Allemagne ou le « valérysme » en France.
Toute la poésie de Rilke consiste à débusquer ce qu’il ne faut pas dire dans le monde adulte, d’où le regard suraigu, infaillible, à la fois tendre aux êtres et impitoyable aux « idées », d’où la place donnée à l’enfance. Elle est la source de la poétique chez Rilke, avec aussi tous les bouleversements qu’elle implique, c’est ce dont il est question chez lui : « Le sexe est lourd à porter, c’est vrai, comme est lourd le fardeau dont on nous a chargés », répond-il à Franz Xaver Kappus qui vient de lui écrire : « L’amour sexuel est-il péché ? On dit d’une fille qu’elle a “fauté” quand elle devient mère ». Et un peu plus loin Rilke complète : « La volupté du corps est une expérience de sens, comme l’est la vision pure ou la sensation pure que produit un beau fruit du langage ; c’est une expérience grande et infinie qui nous est donnée, un savoir du monde, la plénitude et l’éclat de tout savoir. »
La sexualité poétisée est le leitmotiv des Élégies de Duino de Rilke (en particulier des deuxième et troisième), comme elle l’est dans ces lettres de l’un ou de l’autre. Elles ne sont vraiment intelligibles, comme les œuvres elles-mêmes, que si on les lit selon la maladie mortelle de l’époque, l’une des sources de l’excitation extraordinaire des débuts du XXe siècle, à savoir la répression de l’onanisme considéré comme le crime le plus grave qu’un adolescent puisse commettre. Cette répression se faisait par tous les moyens, les châtiments corporels, surtout, de quoi, comme le montre bien Freud, affoler des générations entières pour lesquelles la mise au pas sociale fut particulièrement violente.
C’est l’époque des grands mouvements de révolte sexuelle de la jeunesse, comme le Wandervogel en Allemagne au début du XXe siècle. Ce mouvement de libération de la jeunesse succombera dans les tranchées pour une part et formera de l’autre les cadres de la jeunesse hitlérienne. La répression sexuelle est probablement l’une des origines psychologiques de la Première Guerre mondiale, que l’un et l’autre, Rilke comme Kappus, n’abordèrent pas en pacifistes.