L’Arménie revient – fort malheureusement – dans l’actualité avec le conflit qui l’oppose à l’Azerbaïdjan dans la région frontalière du Haut-Karabakh. Dans L’éblouissement de la révolte, Jean-Luc Sahagian décrit la révolution de 2018 ; dans Armen, Hélène Gestern fait le portrait d’un poète, Armen Lubin. Ces deux livres montrent le lien de l’Arménie à la France, pays d’accueil pour les rescapés du génocide. À Marseille, Jean-Luc Sahagian, qui est né en France et dont les grands-parents font partie de ces rescapés, retrouve un décor domestique et des plats familiers. Armen Lubin fait de la France, dont il connaît bien la culture, sa patrie, en choisissant d’écrire sa poésie en langue française.
Jean-Luc Sahagian, L’éblouissement de la révolte. CMDE, 93 p., 13 €
Hélène Gestern, Armen. Arléa, 619 p., 25 €
Jean-Luc Sahagian, dans un précédent ouvrage illustré par son épouse, Varduhi, Gumri, Arménie, si loin du ciel (Ab Irato, 2015), s’interrogeait sur son identité. Cette fois, il se trouve à Erevan au moment du renversement du pouvoir. Les opposants, dans la transparence (pas de masque !) et la non-violence, affirmaient avoir seulement recours à « la désobéissance civile, à l’humour et au dialogue » en cas de répression. Tout ceci afin de ne pas renouer avec la confrontation armée des années 1990.
Le titre, L’éblouissement de la révolte, signifie que, tout à coup, la protestation, assez inattendue, change brusquement la donne, comme une rencontre amoureuse, comme dans un rêve de « foules tellement espérées » qui devient réalité. Les manifestations quotidiennes sur la grand-place d’Erevan, le blocage de rues, l’appel à la grève, mobilisent une bonne partie de la population. Les manifestions apparaissent comme vraiment populaires et bon enfant. Sahagian en éprouve une réelle allégresse : « Les Erevantsis s’étaient emparés de leur ville, chassant les bourgeois ou les touristes qui venaient habituellement parader et consommer au centre-ville ». Le but était d’obtenir la démission de Serge Sarkissian qui avait modifié la Constitution pour redevenir Premier ministre… après ses deux mandats présidentiels, à l’occasion d’élections suspectes. La population dénonçait aussi la forte corruption d’un pouvoir assuré du soutien russe et agitant la menace d’une invasion azérie.
Les déambulations dans Erevan et à Gumri, à la frontière turque, rendent le climat d’un moment privilégié. Selon Sahagian, s’il y a rejet du modèle soviétique, il reste quelque chose d’un lyrisme venu de la propagande, de la poésie et de la littérature russes. Nilol Pachinian, l’opposant, qui a du mal à se faire élire au Parlement, en appelle au blocage et à la grève générale. La tension monte et l’exaspération gagne. Heureusement, Sarkissian, face à la pression populaire, finira par démissionner.
De retour à Marseille, Sahagian souffre de « l’ambiance dépressive typiquement française » qui, à sa surprise, se dissipe quelques mois plus tard avec l’émergence des Gilets jaunes. Lors d’un nouveau séjour en Arménie, il perçoit une amertume fort palpable, peut-être parce que chacun se rend compte qu’il profitait, peu ou prou, de la corruption à laquelle le gouvernement s’attaque. Les choses, toutefois, n’ont pas l’air de tellement changer, d’autant qu’une classe moyenne supérieure diplômée prône une « modernisation libérale » alors qu’il conviendrait plutôt d’élaborer un projet de sécurité sociale et d’un enseignement dégagé de l’Église. Quelque peu dépité, Sahagian conclut : « En réfléchissant à ces allers-retours entre l’Arménie et la France, je me dis que mon non-lieu, l’utopie, se situe peut-être entre ces deux pays ».
L’ouvrage d’Hélène Gestern peut surprendre. Il s’agit, d’une part, d’une biographie du poète Armen Lubin (nom de naissance : Chahnour Kérestédjian, 1903-1974) qui vécut en France dans des conditions éprouvantes, puisqu’il fut frappé par une tuberculose osseuse et séjourna interminablement dans divers sanatoriums de 1937 à 1959. La vie du poète est déployée au cours d’une enquête pleine d’empathie pour restituer la personnalité d’un homme qui, en dépit de son état de santé et de sa pauvreté, ne renonça pas à écrire.
Hélène Gestern a retrouvé nombre de documents qu’elle explore minutieusement, en particulier les nombreuses lettres que le poète a envoyées. D’autre part, en s’appuyant sur la vie de Lubin, elle fait son propre portrait avec discrétion et pudeur, en découvrant contiguïtés et différences. Ainsi, sont mises en rapport des blessures, certes distinctes, mais que la profondeur unit et que l’écriture sublime. Loin de tout rapprochement forcé ou de quelque concurrence victimaire, deux existences difficiles sont ainsi explorées sans pathos mais avec une lucidité qui rime avec sincérité.
Né en 1903, Chahnour Kérestédjian apprend le français au collège et échappe au génocide car il vit à Istanbul, ville relativement protégée par la présence occidentale – ce qui n’a pas empêché des rafles. Cependant, il en mesure très tôt l’ampleur car, à l’âge de seize ans, il aide son oncle, intellectuel et écrivain, à rassembler des témoignages de survivants, en vue de rédiger un Golgotha du clergé arménien. Il dessine des caricatures dans un journal antiturc et écrit des poèmes. Il part pour Paris à l’âge de vingt ans, à la suite des persécutions que subissent les Arméniens lors de l’affrontement avec les Grecs. En outre, il redoute le service militaire.
Au sein de la communauté intellectuelle arménienne, très divisée, il est un démocrate, antisoviétique, anticlérical, et il rejette la violence. Dans son ouvrage, écrit en arménien, Retraite sans fanfare, il fustige la tradition et donne un portait cruel de ses congénères qu’il juge passifs et pleurnichards. De surcroît, il tient les pères « qui ont failli » pour responsables du génocide… On devine qu’il a vite été considéré comme « nihiliste ». De fait, il cherche à s’intégrer et reconnaît que sa mauvaise santé a coûté « des millions » à la France ! Il écrit sa poésie en français, prenant le nom d’Armen Lubin. Il instaure aussi une séparation entre l’œuvre qu’il écrit en français et celle qu’il écrit en arménien et qu’il ne souhaite pas voir traduite. Il prend même ses distances par rapport à la communauté arménienne.
L’épreuve de la maladie se double de difficultés financières. Et que dire de la vie de sanatorium, mélange de caserne et d’asile, qui l’éloigne de Paris où il a ses amis ? La maladie le disloque mais il fait face. Il gardera toute sa vie une amie dont la fidélité ne sera jamais prise en défaut : la fille de Maurice Denis, qui est elle-même peintre sous le pseudonyme de Madeleine Dinès. Elle est la femme du poète Jean Follain. Leurs échanges épistolaires permettent à Lubin de survivre dans des moments particulièrement étouffants. Il est aussi soutenu, entre autres, par André Salmon, Jacques Brenner et Jean Paulhan. Lorsqu’il parvient, pour la première fois, à se faire éditer, il écrit à Madeleine Dinès : « Merci d’avoir fait d’un cadavre un auteur ». En 1947, l’introduction de l’antibiothérapie améliore son état et, à la fin de sa vie, il est accepté dans le Home arménien de Saint-Raphaël mais il faut tout de même, pour qu’il garde sa pension d’indigent, l’intervention d’André Malraux ! Une certaine célébrité due à ses publications en Arménie soviétique lui apporte alors une petite aisance.
Toutefois, le personnage n’est pas qu’un écrivain légitimement plaintif car il figure dans la liste des membres du Collège de ‘Pataphysique et est décoré, en 1957, du titre de « Commandeur Exquis, petit-fils d’Ubu », avec diplôme paraphé par Queneau. Reste donc à (re)lire ses œuvres. Gallimard, dans sa collection « Poésie », a édité en un volume (2005) Le passager clandestin, Sainte Patience et Les hautes terrasses. Dans ces recueils, Lubin n’a pas cherché à se couler dans des modèles classiques : l’écrivain Jacques Brenner parle de vers dont « les bizarreries apparaissent bientôt nécessaires » et qui sont « réguliers dans leur irrégularité même ».
Hélène Gestern, après chaque chapitre consacré à Lubin, évoque son existence avec un cortège de désillusions et de peines mais aussi de joies, lors de rencontres privilégiées. Ce contrepoint explique clairement l’intérêt que manifeste l’écrivaine pour Lubin et permet de comprendre à quel point une osmose s’est produite entre eux. Ce qui les rapproche le plus est, sans doute, la découverte, au cours de la rédaction même de son ouvrage, de l’origine réelle de sa famille qui constituait un non-dit.
Cela n’étonnera guère les lecteurs de son roman Eux sur la photo (2011), évocation de l’enquête d’un personnage appelé Hélène qui cherchait la vérité sur sa mère… Vraisemblablement, ses grands-parents étaient des Souabes de Voïvodine qui connurent, pendant la dernière guerre, exode et exil, pour finir ouvriers agricoles à Mulhouse. Gestern conclut : « Tout comme le génocide est la tache aveugle de l’œuvre française d’Armen Lubin, l’exode de ma mère est le trou noir de son existence. Le lieu de son silence. » L’éloignement, comme pour Lubin, est alors nécessaire : « l’irrespirable silence » a contraint l’auteure à « briser la chaîne des générations » pour ne pas reproduire le malheur. Une profonde solitude est aussi ce qui les rassemble. C’est pourquoi : « Écrire, c’est d’un même geste lui succomber et lui livrer bataille ».