L’espérance, en dépit de tout

On se souvient du TINA de Margaret Thatcher, le « There is no alternative », péremptoire affirmation de la nécessité évidente du libéralisme économique. Cette arrogante théorie, qui réduit l’être humain au rôle d’agent économique préoccupé de son seul gain individuel, a longtemps triomphé. Elle règne encore dans bien des esprits. Mais face aux désastreuses conséquences, notamment écologiques, de cette apologie de la liberté sans contrôle, il est légitime de s’interroger sur la validité de cette prétendue loi d’airain de la rationalité économique et de tenter, au moins intellectuellement, de rendre l’espérance possible et pensable, de redonner des raisons d’espérer. C’est ce que fait Marc Lebiez dans un essai qui répond de façon originale aux interrogations de l’heure.


Marc Lebiez, L’espérance, par principe. Kimé, 214 p., 22 €


Réhabiliter l’espérance… une entreprise singulière à l’heure où bien des esprits jouent avec l’idée de catastrophe et de collapse.  Marc Lebiez n’est pourtant pas un marchand d’orviétan : il garde toute sa lucidité et ne cherche pas à brouiller la nôtre. Aussi énumère-t-il de façon assez exhaustive les raisons que nous avons (en particulier, les jeunes générations) de récuser cette notion même d’espérance, autre nom, semble-t-il, de l’illusion. « Nous vivons un temps où l’espérance est perdue », écrit-il, avec quelque solennité.

Tout au plus fait-il remarquer – c’est un point essentiel de son argumentation – que la plupart de nos maux actuels (le réchauffement climatique, les pollutions, les guerres, voire les virus) – viennent de l’action répétée des hommes eux-mêmes, ce qui laisse ouverte la possibilité qu’ils changent de comportement. Encore faut-il vouloir en changer et notamment penser pouvoir le faire. Quand on songe à ce que rapporte l’histoire, le scepticisme est de mise. Est-il inévitable ?  Tel est l’enjeu de ce livre.

Il faut donc être assez audacieux pour vouloir mettre l’espérance, non pas en marge, comme une petite lueur fragile, mais au centre d’une pensée philosophique – d’où le titre : « par principe ». C’est le pari que fait Marc Lebiez : trouver dans la philosophie, au cœur même de la pensée, des raisons solides d’espérer. La tâche n’est pas simple parce que l’espérance se dit de plusieurs manières, s’enracine dans des traditions philosophique (et religieuses) différentes. Ce pourrait être un argument de plus pour le sceptique, c’est pour Marc Lebiez une source de sagesse.

Sa stratégie consiste à confronter les différents sens de l’espérance, à l’encontre d’un courant dominant qui veut préparer à la catastrophe : naturellement, la vertu théologale (avec la foi et la charité pour le Paul de l’épître aux Corinthiens), l’espérance comme principe chez le philosophe allemand Ernst Bloch, et l’espérance chez les Grecs, qui se dit elpis.

Marc Lebiez, L’espérance, par principe

« The Little Peach » de Maxfield Parrish (1902)

Ernst Bloch est l’auteur du Prinzip Hoffnung, livre important, publié en 1959 mais un peu oublié, auquel Marc Lebiez rend un bel hommage. Il rappelle quelles furent les tribulations ayant marqué la vie d’Ernst Bloch : l’exil en Suisse pendant la Première Guerre mondiale, puis de nouveau l’exil américain après 1933 ; l’Allemagne communiste, à Leipzig, après 1949, et pour finir Tübingen en RFA : et c’est dans les années noires de la guerre et de l’exil que Bloch écrit son livre sur l’espérance (trois volumes, 1 600 pages) dans lequel il recueille tous les éléments de l’utopie concrète, tous les songes, tous les rêves éveillés, toutes les cités idéales, tous les songes d’harmonie auxquels les hommes ont voulu croire. Mais c’est le caractère totalisant de cette utopie qui pose problème, quand la volonté d’édifier ici-bas une nouvelle Jérusalem céleste se traduit par un régime bureaucratico-policier. L’échec de cette tentative dont Bloch a été l’acteur et le témoin, l’effondrement du communisme, laisse une place libre pour des succédanés de religion et la plus nue des désespérances.

Quand, dans Les travaux et les jours, Hésiode raconte l’histoire de Pandore, il décrit les conséquences de la rancœur de Zeus : « tous les bienfaits, tous les dons vont aux dieux », tandis que « mille calamités entourent les hommes, la terre est remplie de maux […], les maladies se plaisent à tourmenter les mortels ». Il ne leur reste que l’espérance au fond de la jarre, une espérance qui s’apparente plutôt à une « absurde nostalgie » ou à un regard sans illusion sur le monde. Dans une ingénieuse discussion philologique Marc Lebiez tire en effet de la lecture des tragiques grecs (et en partie de Platon) l’idée que l’elpis est moins une espérance au sens chrétien, la pensée positive d’un avenir radieux, d’un Royaume parfait, que simplement l’attente, heureuse ou angoissée.

Que reste-t-il aux hommes ? Entre l’utopie effondrée du communisme dont Ernst Bloch a été le paradoxal témoin, et l’âpre lucidité des Grecs, pour qui l’on ne doit rien attendre du futur ou des dieux, une voie resterait ouverte : la technè, terme que ne traduit pas vraiment notre moderne « technique ». Il s’agit de tout ce qui permet aux hommes de ruser avec la nature et de « lui imposer ce que ses lois semblent interdire », sans la violenter, par exemple voler en dépit de la gravitation ou inventer un vaccin. En ce sens, les Grecs nous donneraient une sobre leçon d’espérance : croire à l’action des hommes, ne rien attendre des dieux et du hasard, enrichir la technè de talents nouveaux, Et Icare pourra voler…

Pour conforter l’espérance et la rendre acceptable, Marc Lebiez ne se contente pas d’invoquer le Dieu de Leibniz et il ne pense pas, comme Pangloss, que tout est au mieux, mais il considère qu’il est possible de changer les choses (de « changer la vie » ?), marginalement et progressivement, que la nécessité reconnue des lois économiques n’interdit pas les utiles quoique en apparence menues corrections de la contingence et que ces corrections, ces réformes – disons le mot – importent plus pour le bien-être des hommes que les rêveries millénaristes.

Mais ce ne serait pas rendre justice à cet essai très actuel que d’oublier que ce plaidoyer pour la réforme, pour la politique, pour l’action contre la nécessité, conduit Marc Lebiez à d’exotiques et fascinantes spéculations, très bienvenues, sur le thème classique de la chute de l’Empire romain. Cet empire, extraordinaire construction politique, administrative et militaire, pourquoi s’est-il-effondré ? À cause de l’utopie du christianisme, de la maxime évangélique du « mon royaume n’est pas de ce monde » ? Des invasions barbares ? S’est-il effondré plus lentement qu’on ne l’a dit ? Insensiblement ? Aurait-on pu échapper au déclin, combattre plus efficacement le christianisme ? La face du monde en eût été changée… Une question vient nous tarauder, que pose non sans ironie Marc Lebiez, qui songe à d’autres empires déclinants : pourquoi Marc Aurèle, l’empereur stoïcien, la sagesse même, a-t-il commis l’erreur de demander à son demi-fou de fils, Commode, de lui succéder ? Empereur grossier, cruel et égocentrique. Petite erreur aux incalculables conséquences. Mais ces erreurs de jugement ont le paradoxal mérite de montrer que, dans l’action politique, les décisions ont un sens, une portée, des enjeux.

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