Le voile interdit

C’est avec une certaine méfiance que l’on s’aventure dans la lecture d’un ouvrage qui paraît être une apologie du voilement sous toutes ses formes, autrement dit, selon la vulgate dominante, une ode à la soumission des femmes. En réalité, quelques lignes de Derrière le niqab suffisent pour comprendre que ce travail sérieux, issu d’une thèse en sociologie, est à mille lieues de ce qu’un lecteur pressé pense y trouver. Et, disons-le d’emblée, Agnès De Féo, grâce à son immense culture, a réalisé un travail qui contribue de façon décisive à la lutte contre les préjugés.


Agnès De Féo, Derrière le niqab. Armand Colin, 288 p., 17,90 €


Il fallait sans aucun doute une inépuisable soif de connaissance et une curiosité intellectuelle insatiable pour, durant dix longues années, se mêler à ces femmes qui, sous toutes les latitudes, ont porté le niqab, et pour rendre compte de leurs motivations. Agnès De Féo ne défend aucune thèse théologique et, dès lors, ne se prononce pas sur le caractère prescrit ou non du niqab par la jurisprudence islamique. Sa visée n’est pas non plus apologétique. Il s’agit seulement d’étudier un comportement à l’apparence religieuse dont les facteurs explicatifs sont à la fois sociaux, politiques et psychologiques.

Au lieu de présupposer que les niqabées (c’est le terme que choisit Agnès De Féo, parce qu’il est acceptable de définir ces femmes par l’objet de leur revendication, tout en notant qu’il les réduit à un costume que certaines ne portent qu’occasionnellement) sont instrumentalisées ou aliénées (ce qui n’exclut évidemment aucunement qu’elles puissent l’être), son parti pris, parfaitement raisonnable, est de les aborder comme sujets autonomes car « la femme niqabée est le sujet et le niqab l’objet », même si, « pour beaucoup de Français, le rapport est inverse : le niqab est le sujet d’actualité et la femme qui le porte réduite au rang d’objet, sans parole ni volonté propres ». Notons, pour conclure cette présentation de la recherche, qu’elle ne concerne pas les femmes jihadistes avec lesquelles elles sont régulièrement confondues.

Si ce travail est important, c’est d’abord parce qu’il apporte une pierre essentielle à la méthode de l’observation participante. Pour Agnès De Féo, le terrain est avant tout la rencontre des autres dans le décentrement de soi. Dès lors, le regard du lecteur, profondément modifié par le sien, se veut désormais plus attentif à l’altérité. Ces conséquences, à l’évidence d’ordre moral, sont, inséparablement, d’ordre politique. Aussi l’autrice se livre-t-elle à une passionnante déconstruction des évidences. Elle montre notamment que le niqab n’est pas un phénomène allogène mais autochtone. Il représente une tradition réinventée sans lien avec les traditions ancestrales.

En outre, on n’observe pas ce qui est le plus souvent invoqué dans l’expression de la désapprobation devant le port du niqab, à savoir la coercition masculine (même si ce point aurait sans doute mérité un examen un peu plus soutenu). S’il y a instrumentalisation, c’est celle du voile par des femmes désireuses de se libérer du regard des autres. Bien plus, le voile intégral est le vecteur d’un pouvoir exercé sur les hommes. Il est aussi bien souvent pour les adolescentes une marque de leur émancipation paradoxale. Agnès De Féo souligne également la différence entre les femmes qui portent le foulard et les femmes niqabées : alors que les premières cherchent à banaliser leur geste, les secondes, à l’opposé, refusent cette banalisation.

Bref, le choix de porter le niqab ne se réduit pas à une injonction religieuse (d’autant que la pratique religieuse des femmes niqabées, aussi étonnant que cela puisse paraître, est faible, et le port du niqab n’est d’ailleurs bien souvent qu’un moment dans la vie d’une femme) : il est également lié au plaisir physique et au sentiment de puissance. Olivier Roy, dans sa préface, évoque d’ailleurs une « rhétorique féministe opposée à la culture traditionnelle à laquelle on associe le voilement ». Mais ce choix peut aussi exprimer le désir d’auto-exclusion face à l’humiliation (on trouvera, à la fin du livre, un précieux inventaire des idées reçues sur le niqab).

Agnès De Féo, Derrière le niqab

Oregon (2017) © Jean-Luc Bertini

Face à cette réalité, l’argumentation républicaine, disons officielle, semble trahir ses idéaux. Bien qu’invoquant l’idéal de non-domination, elle prône une position paternaliste, non véritablement assumée. Il s’agirait de libérer les femmes voilées (intégralement ou non) de la contrainte patriarcale. Il conviendrait en quelque sorte de les forcer à être libres, le choix de la soumission supposée démontrant un attachement insuffisant aux valeurs républicaines. On a pu ainsi refuser la nationalité française à une femme portant le niqab (en fait, on a parlé de burqa) au motif (arrêt du Conseil d’État du 27 juin 2008) qu’elle avait « adopté une pratique radicale de sa religion, incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, et notamment avec le principe d’égalité des sexes ». Autrement dit, on prétend émanciper par la coercition : en l’espèce, la femme est punie (privée de nationalité) au motif paradoxal qu’elle est victime.

Quant au « devoir » d’assimilation, le port du voile intégral prouverait, en tant que tel, qu’il n’est pas observé. Mais ne faudrait-il pas plutôt y voir le signe d’une culturalisation des valeurs républicaines, c’est-à-dire du devoir d’allégeance à une culture spécifique, la culture catho-laïque, pour reprendre la suggestive expression de Cécile Laborde, culture prescriptrice des comportements publics et privés ? Le référent islamique semble agir comme un marqueur identitaire irréductible qui dessine une sorte de ligne de fracture virtuelle entre « eux » et « nous ». Outil de désignation de la différence, l’islam fonctionne, comme « un modèle de contre-identification collectif pourvoyeur d’une altérité à l’identité française [1] ». D’ailleurs, Agnès De Féo souligne que le niqab permet de justifier la stigmatisation dont les musulmans font l’objet, l’islamophobie (entendue, même si l’autrice reconnaît ses « limites sémantiques », selon la définition du Petit Robert, comme l’hostilité contre l’islam et les musulmans) étant en définitive une manière politiquement correcte d’émettre des points de vue racistes en se glorifiant de principes universels et de laïcité.

Ce livre est donc une contribution majeure à la déconstruction des clichés. Mais il est aussi une illustration de la démarche compréhensive (au sens wébérien du terme) puisque son objectif, parfaitement rempli, est de décrire ce qui est dans la tête des femmes voilées. On sait moins, en revanche, ce qu’il en est des motivations profondes d’Agnès De Féo (même si l’exigence citoyenne peut être considérée comme suffisante en elle-même). En effet, si sa démarche est empathique (et l’enquête, pour exister, l’exigeait), il arrive que l’autrice émette des hypothèses critiques (notamment en établissant un parallèle avec l’anorexie), et même qu’elle indique les raisons politico-religieuses de refuser le port du niqab, en particulier la nécessité de se soumettre à la loi du pays et l’accroissement corrélatif du rejet de l’islam. On aurait pu souhaiter en savoir un peu plus. Mais, reconnaissons-le, sa préoccupation première n’est pas de nous confier ses états d’âme, et c’est infiniment respectable.

Quant à l’arrière-fond théorique, il emprunte, sans surprise, à Howard Becker et, plus généralement, à la théorie de la déviance et à celle de l’étiquetage. Rappelons que, dans ce cadre explicatif, le déviant est celui à qui l’étiquette de déviant a été appliquée avec succès. Le comportement déviant est alors le comportement que les gens stigmatisent comme tel. Agnès De Féo décrit ainsi fort utilement les comportements des groupes stigmatophobes, les entrepreneurs de morale, lesquels parlent de mépris, de dégoût, de pollution morale. On regrettera que nulle référence ne soit faite au concept de distinction (bien que le terme soit utilisé à sept reprises), dont la pertinence ne se réduit pas à la sociologie de Bourdieu.

Plus globalement, il nous semble que subsiste une certaine tension dans l’argumentation. Elle tient à l’accent mis sur l’agentivité, donc sur l’auto-étiquetage, alors que ce qui est central dans la théorie de la déviance est l’idée de la détermination par autrui. Pour le dire autrement, Becker et ceux qui se situent dans ce courant de l’interactionnisme symbolique insistent sur le comment alors que le travail d’Agnès De Féo s’intéresse plutôt au pourquoi. Il n’aurait pas été superflu que cette tension fût, sinon surmontée, au moins mentionnée.

D’une façon générale, les références mobilisées par l’autrice laissent supposer des affinités électives avec la thèse majeure selon laquelle la réalité est une construction sociale, nous voulons dire n’est qu’une construction sociale. Dans ce débat entre constructivisme (le réel n’est que pure représentation issue de notre esprit) et réalisme (les choses existent indépendamment de nous), Agnès De Féo penche incontestablement du côté du premier.

Pourtant, il existe un « argument transcendantal » en faveur du réalisme : l’usage du langage, la communication et l’action humaines ainsi que la connaissance ne sont possibles qu’en présupposant une réalité indépendante de nous. Ce n’est pas, en effet, parce que, pour connaître le monde, nous avons besoin de schémas de représentation qu’il nous faut conclure à l’inexistence d’un monde indépendant de ceux-ci. Bref, si l’idée de construction relève de l’évidence (ce qui signifie aussi que son contenu cognitif est très faible), la position philosophique généralement désignée comme « constructivisme » est douteuse. Mais peut-être Agnès De Féo répondrait-elle qu’elle a été avant tout préoccupée par la question de l’élaboration et de l’appropriation sociales de la connaissance et non par celle de l’existence d’une réalité indépendante de celles-ci.

Quoi qu’il en soit, nos remarques critiques ne doivent pas faire oublier l’essentiel : ce travail restera comme une contribution majeure à la sociologie de l’altérité.


  1. Françoise Lorcerie, « L’islam comme contre-identification française : trois moments », L’année du Maghreb 2005-2006, CNRS Éditions, 2007, p. 509-536.

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