Ce sont trois morts, trois nouveaux morts qui traversent notre journée — « trois personnes tuées à la basilique de Nice ». Mais nous n’avons pas le temps de penser à eux, l’actualité les engloutit, les discours nous submergent. Par une coïncidence étrange et douloureuse, le journal que publie Christophe Naudin, rescapé du Bataclan, révèle cette double violence du terrorisme : elle frappe, puis se répercute, se propage dans les discours qui la racontent.
Christophe Naudin, Journal d’un rescapé du Bataclan. Être historien et victime d’attentat. Libertalia, 196 p., 10 €
Christophe Naudin, historien, enseignait déjà dans un collège de banlieue parisienne lorsque, le vendredi 13 novembre 2015, devenu « le 13 » dans le journal qu’il tint de fin 2015 à fin 2018, il assista au concert des Eagles of Death Metal avec un collègue et un ami. Au moment d’une photo qui sera la dernière, l’attaque a déjà commencé. Il se cache dans « un cagibi » à côté de la scène, « espace clos où nous ne voyons rien ». Il aperçoit l’un des terroristes. Il apprend le lendemain soir la mort de son ami, nommé Vincent. Retournant sur les lieux, en mars 2016, il réalise qu’ils se trouvaient « dans l’endroit de la fosse qui avait été le plus mitraillé à l’arrivée des tireurs, où il y avait eu le plus de victimes dans les premières minutes, avec l’entrée et le bar. »
Journal d’un rescapé du Bataclan est un livre troublant à plusieurs niveaux. D’abord en ce qui concerne sa nature et sa composition. En dépit de quelques coupes, d’un avant-propos et d’une postface éclairant les conditions de sa rédaction, ce document se donne tel quel. Sa publication s’intègre cependant à une série de gestes de témoignage entrepris très tôt par l’auteur. Ainsi, dès le 16 novembre 2015, après avoir fait sa déposition à la police, Christophe Naudin témoigna auprès de Mediapart. Puis, suivi par un psychologue, il participa au programme de recherche « 13 Novembre ». Sous la co-direction de l’historien Denis Peschanski et du neuropsychologue Francis Eustache, cette collecte de témoignages a été lancée par le CNRS et l’Inserm peu de temps après les attentats auprès d’un millier de personnes. Dès lors, si ce journal se montre bien à l’état « brut », il n’est pas pour autant aussi immédiat que sa forme le laisse entendre. Un témoin témoigne dans plusieurs situations, son discours se construit, se stabilise dans leur succession.
Le trouble vient aussi du fait que Christophe Naudin entremêle des faits qu’il a vécus avec des faits entendus dans les médias qu’il rapporte, et que les seconds prennent le plus de place dans son texte. Les attaques du 13 novembre 2015 ouvrent ainsi une chronologie des attentats commis plus tard. Orlando, Bruxelles, Magnanville, Nice, Munich, Saint-Étienne-du-Rouvray, Londres, Barcelone, Strasbourg… Christophe Naudin énumère les lieux, les dates, les premières informations (en s’en tenant à l’Europe et aux États-Unis), dans une liste qui nous fait penser combien l’extrême contemporain parait déjà loin. Il croise aussi l’événement majeur du « 13 » avec des faits souvent oubliés aussi vite qu’entendus. S’il l’avait poursuivi, les trois morts de Nice auraient sans doute figuré dans le journal de Christophe Naudin. La qualité de son relevé est d’intégrer ces événements mineurs à une histoire de la violence, mais il pose aussi une difficile question qui concerne notre rapport à ceux-ci : que retenir de l’actualité du terrorisme ? Qu’en juin 2017, un homme a attaqué des policiers au marteau devant Notre Dame ? Que, le 12 mai 2018, un informaticien de 29 ans a été tué au couteau près de l’Opéra ?
Quant à la forme et au ton, ils peuvent aussi étonner qui s’est habitué à des témoins ou à des victimes cherchant un apaisement, une distance ou une transformation de la réalité dans l’écriture. En notes immédiates, à vif, lapidaires, parfois à l’emporte-pièce, Christophe Naudin écrit en réaction ; la colère est son motif principal : colère contre les décisions politiques (la déchéance de nationalité), colère — mêlée de reconnaissance — contre l’intervention jugée trop tardive de la police et la non-intervention de l’armée, colère contre ceux qui sont « passés à autre chose »… et surtout, tout le temps, colère contre « cette partie de la gauche qui, à la fois, ne comprend rien selon moi à ce qui se passe et l’utilise politiquement à mauvais escient, comme l’extrême droite islamophobe ». Tant et si bien que cette colère-là évacue toutes les autres, et que le journal tourne au procès sans contradictoire des complicités intellectuelles présumées, celles des militants, journalistes ou universitaires qui ont été tout récemment, du procès de janvier 2015 à des déclarations du ministre de l’Éducation nationale, accusés de faire le lit des attentats.
Le lecteur peut hésiter à entrer dans une telle discussion : lit-on un témoignage sur le passé, même récent, pour retrouver les discours qui saturent l’espace médiatique du présent ? Pour retomber sur ce qu’on croyait avoir enfin l’occasion de quitter ? Pour le lecteur, le terrain où écrit Christophe Naudin est miné : s’il le suit, il est contraint d’adhérer à sa colère et d’abandonner toute tentative de réflexion critique ; s’il ne le suit pas, il remet en cause la parole d’une victime.
Cette parole est d’autant plus ambiguë que le journal évoque moins l’expérience du Bataclan que le bruit environnant des polémiques, débats, prises de positions, controverses accompagnant les attentats. Christophe Naudin se montre obsédé par l’information, addict aux réseaux sociaux, prêt à bondir à la moindre polémique. Dès lors, l’écume de l’actualité devient lame de fond, et l’éphémère fait son entrée dans la durée. Peut-être est-ce là une façon de réagir à la violence. Cette nuit du 13 novembre que beaucoup ont passée devant les écrans a duré trois ans pour lui ; on ne sait pas si elle se poursuit.
La confusion grandit quand on voit non seulement que Christophe Naudin est le co-auteur de livres sur les manipulations de l’islam et de l’histoire par l’extrême droite (Charles Martel et la bataille de Poitiers puis Les historiens de garde, chez Libertalia), mais que ce livre-ci a d’ores et déjà été médiatisé, avant sa sortie, pour ses résonances immédiates avec le meurtre de Samuel Paty, enseignant en histoire et en banlieue lui aussi. Mais c’est déjà faire œuvre anachronique, prendre un fait pour un autre, les vivants pour les morts. Christophe Naudin n’a pas vécu le Bataclan en tant qu’enseignant, ni en tant qu’historien. Et son livre ne s’en cache pas, traitant peu son expérience au collège (sauf lorsqu’il mentionne la menace terroriste et évoque, de manière très émouvante, les réactions des élèves à son retour en classe).
De même, il est peu question de l’historien qu’est l’auteur, alors que le sous-titre, « Être historien et victime d’attentat », laissait attendre un historien se prenant pour sujet de son récit, saisissant l’événement dont il a été l’un des acteurs involontaires. Si ce n’est dans les violents « flashs » mémoriels réactivés par une thérapie, son expérience personnelle est couverte, voire occultée par la reproduction des discours du dehors. Sa démarche va en cela dans le sens inverse de celle de Philippe Lançon, qui partait systématiquement de son expérience et interdisait l’entrée de son livre-tombeau aux discours extérieurs, à tout ce qui n’appartenait pas à sa mémoire.
« Ce que montre ce journal, à mon avis, c’est cette espèce de cage dans laquelle j’ai été enfermé », commente Christophe Naudin dans sa préface ; et il dit juste. Sans le dire explicitement, caché dans la salle de concert ou derrière l’écran de son ordinateur, il se montre attaqué de toutes parts, face à la terreur ; ou plutôt, enfermé dedans. Si l’enseignant et l’historien doutent de leur métier, si le citoyen de gauche ne sait plus avec qui marcher, l’homme qui a vécu l’attentat sait où se situe sa parole, cette parole solitaire et tragique qui, elle, refuse ou demeure incapable de « passer à autre chose ».
Dans un « Nous » qui est celui des survivants, Christophe Naudin dit : « Notre histoire est kidnappée par l’actualité ». Journal d’un rescapé du Bataclan raconte un homme auquel le terrorisme a ôté une part de sa vie, mais aussi un homme auquel l’actualité a volé une partie de son histoire. On peut dès lors se demander si cette parole peut être entendue, quand elle prend des mots qui ne sont pas les siens ; on peut se demander si, sans forme, un journal est en mesure de transformer ce qu’il rapporte ; si, sans se faire le témoin de sa propre expérience, un homme, du Bataclan en 2015 ou de Nice en 2020, peut partager son expérience. Et il y a quelque chose de désarmant, de terriblement triste et vrai à la fois, quand on lit que Christophe Naudin demande la « médaille » proposée aux victimes de l’attentat par le gouvernement pour « avoir une “preuve” d’avoir vécu ça ». Le témoin n’a aucune preuve à présenter pour authentifier ce qu’il a vécu : lui seul en est la preuve.