Un drôle de zozio

« J’ai toujours eu la conviction que la poésie, entendue au sens de recherche, d’expérimentation de la langue, de la pensée, est au cœur de la littérature. Je n’établis pas là une hiérarchie mais simplement une topographie. »


Jacques Demarcq, La vie volatile. Nous, 400 p., 30 €


Ces propos, prononcés par Paul Otchakovsky-Laurens au cours d’un entretien avec Olivier Le Naire, figurent dans Profession éditeur, édité par l’IMEC. Je les fais miens pour deux raisons. Tout d’abord, ils sont, me semble-t-il, en partie applicables à la démarche de Jacques Demarcq. Nous y reviendrons. Ensuite parce qu’ils fournissent davantage qu’une définition de la poésie : un outil de réflexion nécessaire quand l’habitude se répand, du chanteur de rap à l’éminent chercheur, d’évoquer la poésie en des termes si vagues qu’on ne sait plus alors quelle relation elle entretient avec la langue et la littérature, et, corollaire, qu’on évacue ses artisans, ceux qu’on nomme les poètes, femmes et hommes. On peut pourtant leur faire confiance. Il leur arrive non seulement d’écrire ce qu’il est convenu d’appeler des poèmes, mais aussi de penser leur processus de création.

Jacques Demarcq, La vie volatile

« Tourterelle maillée » © Jacques Demarcq

Après des calligrammes d’oiseaux du Sénégal qu’il a imaginés à la manière d’Apollinaire, Jacques Demarcq théorise « aux portes du désert ». Vue perçante et humour garanti : « Le calligramme est moins le mariage de l’écriture et du dessin que leur affrontement. Les ratages, maladresses, bricolages sont inévitables et parfois fructueux. L’imperfection rapproche du vivant : du rossignol enroué, du flamant pas tout rose. »

Demarcq est en Afrique, venu pour les oiseaux. « Allons, zoo ! comme disait Belmondo. » J’avais déjà écrit sur cette virée dans la réserve du Djoudj (situé au nord-est de Saint-Louis), parue dans Po&sieun numéro sur les oiseaux, dont le patron, Michel Deguy, m’avait rendue curieuse. Je le retrouve ici avec jubilation tant il est emporté par le sens du récit, irrigué de détails réalistes, de considérations foutraques cependant avérées, et d’envolées savantes sur le vol des oiseaux, leur langage, leurs usages…

C’est brillant, stimulant et jamais ennuyeux ; cela contente l’esprit et l’œil car c’est suivi de dessins ou plutôt de poèmes visuels avec oiseaux volant sur des portées de mots. Les oiseaux, c’est son job, « une chance à saisir », un objet de désir qui ne déçoit jamais même si les lieux où ils prospèrent sont tout sauf ragoûtants : « À 100 mètres, petit bras du fleuve gorgé d’immondices, où piochent des aigrettes noires dites des récifs, le long d’un quai où vomissent des poubelles débordées » ; un prétexte pour partir, franchir les océans et parcourir les continents, mais attention ! Les observer, écrire sur eux veut dire, comme eux, rester léger, « faire prendre l’air à sa conscience », une tâche compliquée qui nécessite de « se risquer à toutes sortes d’inconnus dans des langues […] non apprises ».

Jacques Demarcq, La vie volatile

« La niki de saint-phalle » © Jacques Demarcq

L’auteur, qui avait déjà publié en 2008 Les zozios, n’en est pas aux premières découvertes. La gent ailée l’attire, le tire vers les hauteurs depuis déjà longtemps. Leurs variétés, leurs modes de vie et leurs déplacements l’incitent à méditer jusqu’à l’extravagance, jusqu’à vouloir comprendre et traduire leur langage. Tout cela dans des pages où les images abondent : photographies prises par l’auteur d’œuvres admirées dans les musées, d’oiseaux vivants dans la nature ; dessins-poèmes ; compositions mêlant image et texte, les accouplant, les chahutant en un dialogue inusité et chavirant.

L’invention est constante et l’audace, réjouissante, paraît ne craindre rien, pas même l’humour macabre : « Quant à vous, pihis longs, bradez vos pantalons jean de Chine / une seule jambe suffira aux rescapés des champ de mine. » On se souvient peut-être que, par le mot « pihis », Guillaume Apollinaire désigne des oiseaux inventés et chinois, dotés d’une unique aile et contraints de ce fait à voyager par couple.

Le texte se lit aussi bien seul. Familier et direct, il ne s’embarrasse pas de ponctuation, d’explications : « Mourir un peu… c’est repartir peut-être. / Je me disais cela titubant mal au dos à traîner ma valoche ». Il intègre des missives : Cummings à Ezra Pound : « La science, tu sais, n’a jamais accordé d’importance à ce qui est vivant ; d’où les mitrailleuses ». Remarque qui succède à une critique en règle de l’American Museum of Natural History et en précède une autre, de l’Amérique en général : « La religion, le fric, la guerre sont les trois faces du même billet vert “ In god, gun, gold we trust” ».

Jacques Demarcq, La vie volatile

« Le poème pélicans » © Jacques Demarcq

C’est énergique, vachard, sans illusions. Mais comme « la dérision n’est qu’une façon de se venger de soi », l’auteur déboule sur un autoportrait en bref, un micro mode d’emploi de ses choix littéraires, de ses us et coutumes langagières : « Lorsqu’on a peu de vocabulaire et une syntaxe limitée, la tendance la plus forte va toujours aux grossièretés, à la caricature […] Toute ma démarche vise à raffiner le mardi-gras, savantiser le populaire ».

Et alors, les oiseaux dans tout ça ? Justement, ils sont là pour que monte le niveau du discours. Parti du monde d’en bas et du ressentiment qui en résulte, le poète apprend d’eux comment gagner quelque hauteur en s’entraînant à la désinvolture, « Il en faut pour penser l’oiseau », en évitant d’être trop grave et de surinvestir sa posture de poète.

Le résultat ? Un kaléidoscope, un livre qu’on dirait poussé comme de la mauvaise graine entre pavés des villes et envol vers l’ailleurs, dont l’écriture, étirée sur vingt ans, est sans cesse relancée par des ruptures de tons, par des bouffées d’images et des vues de guingois : à trop lever la tête en direction du ciel, on attrape le tournis ou le torticolis. Jacques Demarcq met à mal les clichés, ceux des autres et les siens, parce qu’il sait s’en moquer. On n’est pas près d’abandonner ses volatiles.

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