Algérie : en finir avec l’oubli

La génération à laquelle Raphaëlle Branche a consacré un travail d’enquête entrepris il y a près de vingt ans, c’est la mienne. Rares étaient ceux des garçons qui nous entouraient (frères, amis, amants, maris) à ne pas avoir combattu en Algérie. Mais, sur cette expérience, à peu près tous ont fait silence, et nous avec eux.


Raphaëlle Branche, « Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? » Enquête sur un silence familial. La Découverte, 512 p., 25 €


Dans ses ouvrages précédents, notamment La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962 (Gallimard), l’historienne avait révélé ce qui auparavant ne parvenait pas à se dire et n’avait pas le droit d’être dit. La publication de ce livre, en 2001, a bouleversé nombre de ses lecteurs qui ont voulu en savoir plus sur ce qu’avaient fait leurs pères. Quelques-uns aussi lui ont écrit, confortant ainsi Raphaëlle Branche dans son intention d’élucider, non plus l’expérience de la guerre, mais les traces que celle-ci avait laissées dans les familles françaises.

Ce sont donc bien les familles, et non la société dans son ensemble, qui sont au cœur de cet ouvrage, composé à partir de questionnaires et d’entretiens, individuels et familiaux, mais aussi de la consultation d’archives. Chaque histoire est ici singulière et chaque personne désignée par son nom. Mais, comme dans un tableau pointilliste, des formes générales se dégagent. Les vécus, les ressentis de chacune et de chacun sont pris dans le mouvement de l’histoire et participent à ce mouvement. Cette enquête sur un silence familial est aussi une histoire des familles françaises depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, des familles où bien des vies ont été brisées.

La grande majorité des garçons appelés sous les drapeaux pour partir en Algérie, nés entre 1936 et 1941, ont été « littéralement coincés entre deux guerres mondiales ». Leur enfance a été bercée par le récit du sacrifice des poilus, et leurs premiers souvenirs sont souvent ceux des violences qui déferlent sur la France en 1940. Après la défaite, beaucoup de pères, faits prisonniers, sont absents. Les mères assurent un intérim d’autorité, et les enfants, « confrontés aux manques affectifs et matériels, à la peur de mourir, à la vulnérabilité des adultes », doivent les épauler.

À leur retour, ces pères humiliés et atteints dans leur virilité feront silence sur leur propre guerre et s’efforceront de rétablir leur autorité. Le quotidien est dur : « En 1954, un tiers des adolescentes et plus d’un tiers des adolescents quittent le système scolaire à quatorze ans et travaillent. » Ce sont ces jeunes travailleurs, qui vivent encore à peu près tous chez leurs parents auxquels ils apportent leur salaire, qui partiront deux ans après en Algérie. De cette jeunesse, pour qui les assignations de genre sont tout à fait explicites, Raphaëlle Branche dit qu’elle est « sous surveillance ». La sexualité est sous contrôle, et la règle veut que le jeune homme ait fait « son régiment » pour pouvoir s’engager dans une vie de couple.

Raphaëlle Branche, « Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? » Enquête sur un silence familial

Le service militaire, gage de virilité, est une institution qui n’est pas contestée. Quand arrive la feuille de route pour l’Algérie, rares sont ceux qui ne sont pas prêts à « faire leur devoir ». « Mon grand-père y avait été en 14-18, mon père en 39-45, c’était la suite logique », explique Marcel Lange. Il y a pourtant des exceptions, qui elles aussi relèvent d’une histoire familiale. Ainsi de Jean et Marcel Yanelli, « nés de parents antifascistes italiens, résistants, puis engagés contre la guerre d’Indochine ». Ils ne veulent pas y aller, mais les réfractaires sont punis de prison et, du reste, le PCF auquel ils appartiennent incite les militants à partir en Algérie « porter la voix du parti au sein de la troupe et gagner les soldats à la cause de la paix ».

Arrive le moment du départ, il faut quitter les siens, ses parents, ses frères et sœurs – ce que Raphaëlle Branche nomme « adelphie » – pour ce qui ne recevra officiellement le nom de guerre qu’en 1999. Certains couples se sont déjà formés. Des bébés sont nés. Les relations amoureuses sont mises à l’épreuve et l’équilibre économique des familles est bouleversé : les conscrits redeviennent des enfants à charge auxquels on envoie de l’argent ou des colis. On sait vaguement que les « opérations de maintien de l’ordre » font courir un risque mortel aux hommes appelés sous les drapeaux, mais l’ignorance prime. À l’historienne qui l’interroge sur ce qu’elle savait à l’époque, Bernadette Boulzaguet répond : « Drôle de question ! Je n’en connaissais rien, si ce n’est que mon fiancé faisait cette guerre ». Les nouvelles sur ce qui se passait réellement étaient inexistantes. Ceux qui rentrent se taisent, comme Bertrand Dutoît, jeune agriculteur qui ne veut pas traumatiser ses proches avec ce qu’il a vécu.

Le lien familial et le lien amoureux passent avant tout. Il faut les maintenir par-delà l’absence physique. Les soldats du contingent écrivent beaucoup et ont besoin de recevoir des lettres pour rompre leur solitude. « Les correspondances écrites et reçues par les militaires en Algérie, fonctionnent comme des révélateurs de famille », et c’est ainsi que Raphaëlle Branche, à qui on a accepté de les confier, les lit. Les mères, plus que les pères, assurent la régularité des échanges. Mais, des événements dramatiques que vivent les soldats, de ce qui est « proprement impensable », il n’est guère question, sauf parfois dans les échanges avec les frères et les sœurs. On en trouve aussi la trace dans les carnets ou dans les journaux intimes. Seuls quelques jeunes, chrétiens ou communistes, se confieront à leurs proches ou essaieront d’alerter des personnalités en France, accablés cependant par la honte de ne pas avoir été capables d’agir en accord avec leurs valeurs, dans cette guerre sans nom et sans prisonniers.

Les écrits ne sont pas censurés, comme dans les conflits précédents. C’est plutôt d’autocensure qu’il faudrait parler, tant est grand l’écart entre ce qu’on s’imaginait avant de partir et ce que l’on vit : depuis la situation effective de la population algérienne, jusqu’à l’horreur des tortures, du napalm déversé sur les combattants de l’ALN, et à la peur de tomber entre les mains du FLN et de finir affreusement mutilé. Alors on se contente souvent de dire l’étrangeté exotique qui se mêle à la misère. L’évocation du pittoresque se colore de mépris. Le sous-lieutenant Tablet, obligé d’accepter une invitation à dîner, écrit à son épouse : « Je ne peux pas encaisser leur couscous ou autre mouton puant d’avance et cuit à l’huile d’olive ». En guise de cadeaux, de souvenirs de cet étrange voyage de l’autre côté de la Méditerranée, on rapportera des objets souvent volés aux « fellaghas », à qui on peut tout prendre, et parfois prélevés sur des prisonniers ou des cadavres. En cachant à leurs proches la honte et la peur qu’ils éprouvent, les soldats cherchent à s’aveugler eux-mêmes. Ils y sont, du reste, incités par l’action psychologique et les discours de l’armée française destinés à convaincre Français et Algériens du bienfait des opérations de maintien de l’ordre et des actions entreprises.

À leur retour, nombreux sont ceux qui brûlent leurs carnets de notes, faisant disparaître à jamais les traces des émotions du temps de l’Algérie, espérant « sans doute empêcher qu’elles s’inscrivent dans la durée ». L’écrivain Jean-Claude Carrière et sa femme jettent à la Seine toutes les lettres qu’ils s’étaient écrites deux fois par semaine pendant deux ans. L’État n’a pas octroyé aux soldats d’Algérie le statut d’ancien combattant, tout en déclarant en mars 1962 un cessez-le-feu pour une guerre « qui n’a jamais existé ». Le cessez-le-feu s’accompagne d’un décret d’amnistie qui garantit l’impunité pour les « faits commis dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre dirigées contre l’insurrection algérienne ». Les violations des conventions de La Haye et de Genève qui régissent le droit de la guerre (torture, viols, exécutions de prisonniers) ne seront pas l’objet de poursuites. Ce n’est ni la paix, ni la victoire, mais la quille. Il faut quitter les copains, voire les abandonner, comme c’est le cas pour les harkis, et réussir à retrouver les siens, fonder une famille, trouver un emploi.

Raphaëlle Branche, « Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? » Enquête sur un silence familial

Appelés devant un poste du Constantinois (1958) © D. R.

Le moment n’est pas au partage de récits (et du reste, qui aurait envie d’écouter ?) mais à la réadaptation à une France qui se transforme, où la définition juridique de la famille est totalement remaniée et les valeurs de masculinité en plein chambardement. La guerre s’est pourtant inscrite dans les têtes et les corps. En témoignent les cauchemars, l’alcoolisme, la dépression, les accès de violence contre les plus proches, femmes et enfants. La petite Isabelle Roche est née un an après le retour de son père, et son frère un an après elle. Les coups quotidiens que reçoit le petit garçon lui sont épargnés, mais elle souffre d’un eczéma invasif. « Un jour, dans la salle de bains, elle surprend son père maintenant sous l’eau la tête de son frère. Cette scène de la baignoire se grave en elle ». De l’expérience algérienne de son père, Isabelle ne sait que très peu de choses, apprises de sa mère : trois bribes de récits, renvoyant à l’expérience de la mort soudaine et absurde.

Nombreux sont les anciens d’Algérie qui sont atteints de troubles somatiques ou de souffrances psychiques débouchant parfois sur un suicide. En 2000, la journaliste Florence Beaugé en estimait le nombre à 350 000. Les injonctions politiques à se taire et à oublier, véritables processus d’amnésie sociale, ont été génératrices de traumatismes profonds. À la différence des États-Unis où les psychiatres ont fait reconnaître un trouble appelé post-traumatic stress disorder, pour désigner les blessures psychiques des vétérans du Vietnam, les médecins français, ignorants des réalités de la guerre en Algérie, ont été aveugles et sourds à ce que leur racontaient leurs patients. Il n’y avait pas eu de guerre. Il ne pouvait donc pas y avoir de traumatisme de guerre. Ce n’est que très progressivement que des psychiatres, travaillant à l’hôpital militaire du Val-de-Grâce, se rallient à la notion de névrose traumatique de guerre, et vont opter pour d’autres soins que les électrochocs ou les barbituriques à haute dose, en y incluant des thérapies familiales.

Dans l’incapacité de dire, comment les pères pourraient-ils transmettre, et ainsi assurer une continuité en inscrivant « celui qui transmet dans une filiation » ? Le passé algérien fait parfois effraction à travers des objets ou des mots rapportés de là-bas, comme clebs ou fissa, mais il est aussi porté par certains propos racistes, comme autant de fragments rarement assumés. Sa mémoire, écrit Raphaëlle Branche, qui élabore son analyse à partir d’une lecture attentive de psychiatres et de psychanalystes, est enfouie comme dans une « crypte ». Incapables de se faire une représentation complète des faits dont ils se sont protégés en se clivant, les individus en conservent des morceaux qui font effet, alors même qu’ils n’y ont pas directement accès.

Les pères vont vieillir et la relation de la société française à ce passé va évoluer. L’histoire de la guerre d’Algérie est introduite dans le programme des lycéens en 1983. Des films, des émissions de télévision, l’avaient déjà évoquée. Certains enfants se saisissent de ces sources d’information extérieure pour questionner leurs pères. Tous ne répondent pas. Mais désormais les pistes pour obtenir des réponses abondent, et puis l’heure est désormais au trop fameux « devoir de mémoire ». L’ouverture des archives publiques permet de renouveler l’historiographie. À partir des années 2000, « initié[e] par le témoignage d’une militante algérienne torturée et violée, Louisette Ighilahriz », l’opinion publique française découvre, avec difficulté, que l’armée française a massivement pratiqué la torture. Au moment du décès de Gisèle Halimi, en juillet 2020, le livre de Raphaëlle Branche était déjà achevé. Elle aura sans doute remarqué que dans les hommages rendus à cette grande dame, on a souvent négligé de rappeler qu’elle avait été l’avocate de Djamila Boupacha, jeune agente de liaison du FLN, torturée et violée au moyen d’une bouteille.

Historienne de cette violence, Raphaëlle Branche est elle-même actrice de la tentative de réaffiliation qu’elle décrit et analyse. Son père, comme elle le précise, n’a pas servi en Algérie, mais les questionnaires qu’elle demandait aux proches de remplir les autorisaient enfin à interroger leur père ou leur mère. En transformant les enfants en enquêteurs, elle a rendu possible une transmission tardive mais indispensable, comme dans une démarche thérapeutique. Le comédien et metteur en scène Bruno Boulzaguet est de ceux-là. Son frère s’est suicidé et il a vu les ravages de l’alcoolisme chez leur père, mort prématurément. « Quand mon frère aîné s’est suicidé en 2000, j’ai réalisé qu’il y avait une généalogie du dérapage, et que cette généalogie remontait inévitablement à la guerre d’Algérie. Que j’étais le fils d’un naufragé, que ce naufrage avait déjà emporté mon père et mon frère aîné et que j’étais le prochain sur la liste. » L’écriture offre un chemin pour descendre dans les profondeurs de la crypte. On revisite alors son passé, comme je l’ai fait moi-même, au fur et à mesure que j’avançais dans ce livre dont chaque paragraphe est important, et on pense à toutes les questions que l’on n’a pas pu poser à ceux qui n’avaient eu d’autre choix que de se rendre amnésiques et muets.

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