L’anti-raison démasquée

Dans un Manuel rationaliste de survie, Pascal Engel défend la raison menacée par l’irrationalisme et l’antirationalisme de la postmodernité. Les membres du « Parti de l’anti-raison » sont clairement identifiés : Derrida, Foucault, Deleuze, Badiou et autres Latour. Comme nos institutions intellectuelles, éditoriales et médiatiques plus qu’universitaires, recrutent constamment de nouveaux membres pour le parti, de plus jeunes et fringants sont aussi clairement identifiés. Et les naturalistes, façon sciences cognitives, ne sont pas en reste. L’indignité rationnelle s’est répandue dans la république des lettres. Et pour échapper à l’épidémie, il faut un manuel rationaliste de survie. Mais n’est-ce pas s’adonner à l’exagération, à la surenchère pourtant dénoncée dans ce même livre comme une attitude typiquement irrationaliste ?


Pascal Engel, Manuel rationaliste de survie. Agone, coll. « Banc d’essais », 312 p., 24 €


Le livre s’ouvre avec trois dialogues, sur la raison, la vérité et le relativisme. Des personnages incarnent des attitudes philosophiques. Quand ils s’appellent Absoluto, Relativo et Plurella, il y a peu de doutes sur les doctrines qu’ils défendent. La déesse de la sagesse, Minerva, converse avec l’étranger sceptique Anacharsis. Aelius Lama, membre d’un cercle d’épicuriens, défend la norme du savoir devant Pilate, celui qui demandait à Jésus : « Qu’est-ce que la vérité ? » Le rationaliste a des ennemis nombreux et divers : le relativiste, le pluraliste, le sceptique, le perspectiviste, le fictionaliste, le pragmatiste, le vitaliste, l’historiciste, le romantique, l’ironiste, le déconstructionniste, le fidéiste, le mystique. Ils honnissent la raison comme instance de contrôle de nos croyances ; ils dénoncent les thèses de l’invariance de la vérité et de l’indépendance de la réalité ; ils parlent au nom de la Vie, de la Pratique, du Concret, de l’Imagination, de l’Affect, du Vécu, de la Durée, de la Liberté, de la Pluralité. Certains, plus rusés peut-être, proposent un rationalisme pluriel, un universalisme relatif, la multiplicité de la vérité, le réalisme constructif. Ils prétendent renouveler la métaphysique en y injectant, par ruse et en douceur, le virus de l’antiréalisme. L’irraison porte parfois le masque de la raison. La philosophie étudierait nos manières de faire des mondes, comme voulait Nelson Goodman, oublié cependant dans ce sombre tableau. Les six premiers chapitres proposent ainsi un examen détaillé des poncifs du subjectivisme, du nietzschéisme, de l’irréalisme, du pragmatisme et du vitalisme, sans omettre les théories du soupçon et du déniaisement.

Le chapitre VI, « Nosologie de la raison », est une galerie des horreurs épistémiques de la philosophie contemporaine. Engel reprend le projet d’Aristote dans ses Réfutations sophistiques, la satire en plus. Par exemple, une bonne part de la pensée de Bourdieu démystifie la raison en la reconduisant à sa motivation pratique honteuse : l’économie capitaliste et l’économie des pouvoirs. Mais c’est un poncif de la postmodernité que de prétendre que la philosophie est toujours une entreprise politique, que la raison est en réalité une ruse ; il ne faudrait surtout jamais la croire, mais inlassablement sonder son infamie. La présence de la philosophie dans les médias se fait hélas à l’aune de cette démystification répétitive et de son antiréalisme purulent. L’anti-raison, doctrine quasiment officielle, est paradoxalement présentée comme subversive, et recommandable donc pour cette seule raison.

Le chapitre VIII, « La raison claire obscure », montre que le Parti de l’anti-raison porte chez les naturalistes contemporains le masque scientifique de la psychologie sociale et des sciences cognitives. Dans ce « rationalisme de surplomb », et même ce « faux rationalisme », les causes de nos comportements intellectuels sont dévoilées à force d’expériences de laboratoire et d’enquêtes sociologiques. Mais l’universalité de la raison n’en est pas moins récusée ; la raison est une illusion, comme la philosophie expérimentale se fait fort de le montrer. Engel examine plus particulièrement les conceptions évolutionnistes de Dan Sperber et Hugo Mercier dans The Enigma of Reason. « Voilà que la science nous explique que la raison elle-même est source d’obscurantisme, qu’elle est un mythe inutile », écrit Engel. Que pourrait-il rester de la rationalité dans un monde de cerveaux où les raisons ne sont rien d’autre que des causes et des effets compris dans l’évolution des vivants ? L’anti-raison naturaliste aboutit aux mêmes conclusions, finalement, que l’herméneutique du soupçon, la caution scientifique en plus.

Pascal Engel, Manuel rationaliste de survie

José Moreno Carbonero, « El príncipe don Carlos de Viana » (1881)

Mais n’y aurait-il pas, de la part de Pascal Engel, une part d’exagération rhétorique ? Ne fait-il pas usage des sophismes et autre tropes trompeurs qu’il dénonce ? Certes, on ne va tout de même pas lui reprocher d’écrire un livre si plaisant à lire ! Ma réponse est donc négative : non, Pascal Engel n’exagère pas, même s’il force le trait ou caricature. Mais on sait que la caricature peut montrer l’essentiel, et c’est ici le cas. Dans un monde intellectuel bien fait, ce livre devrait avoir une place centrale, tant il est indispensable !

L’honnêteté dans la critique est même l’un des grands mérites du livre. Ce sont les meilleures formulations possibles des thèses adverses que critique l’auteur. Les théories irrationalistes sont même rarement exposées avec autant de clarté et de précision par leurs sectateurs patentés. Certes, Engel se fait l’écho de ce qui apparaît comme des absurdités ; ainsi présentées, certaines citations d’Alain Badiou, Jean-Luc Marion ou Barbara Cassin deviennent risibles. Mais il sait aussi plus d’une fois expliquer en quoi elles sont des tentations intellectuelles pour les clercs qui trahissent la raison.

On châtie autant qu’on aime, paraît-il : la pars destruens dans ce livre est copieuse, occupant les six premiers chapitres. Mais, dans cette partie-là déjà, Engel a suggéré et entamé la présentation de ce qui va devenir l’essentiel dans le chapitre VII, son « agenda pour le rationalisme ». C’est la pars construens de son apologie de la raison. Il examine et discute certaines des théories proposées en épistémologie et en méta-éthique analytiques, en élaborant une théorie de la raison. S’agissant de la connaissance, d’une part, le sujet doit contrôler ses raisons de croire en fonction de normes épistémiques, qui sont en même temps des obligations épistémiques à satisfaire, comme celle de l’évidence. D’autre part, la vérité des croyances suppose leur formation appropriée dans un processus normal. C’est ainsi affaire de règles, de normes, de principes. Il faut élaborer un « compatibilisme épistémologique » conciliant internalisme et externalisme. L’internalisme est la possibilité de l’examen de nos raisons en vue de déterminer si nous sommes autorisés à croire et si notre prétention de savoir est légitime. Descartes en offre le modèle. Les raisons sont à la fois subjectives – l’auto-contrôle de la raison – et objectives – les faits dans le monde, la réalité. Ce qui suppose ce que j’appellerai le « principe d’Engel » : il faut distinguer les raisons motivantes et les raisons normatives, les motifs et les justifications. Pour lui, la source de la normativité ne peut pas être intégralement extérieure aux sujets ou aux agents rationnels ; la normativité des raisons, si elle est absolue, n’est certes pas transcendante. Les normes des croyances et jugements sont a priori ; cette norme, c’est la vérité elle-même et les moyens à mettre en œuvre, dans le contrôle des raisons, pour leur justification. Il y a une sphère autonome des raisons – celle-là même que les naturalistes réductionnistes prétendent éliminer au profit des seules causes neuronales, évolutionnistes, psychologiques ou sociales, et que Pascal Engel défendait déjà dans son Philosophie et psychologie de 1996 (Gallimard, coll. « Folio Essais »).

Un manuel rationaliste de survie prend au sérieux les problématiques et l’exigence argumentative de la grande tradition philosophique. Mais la « raison popote » – celle qui en appelle simplement au bon sens, à la modération, dans la lignée de Montaigne, par exemple – ne peut suffire, même si elle a le mérite, pour Engel, de s’opposer aux délires de l’irraison et des religions. Mais le rationalisme authentique affirme les pouvoirs de la raison, sa capacité de parvenir à la vérité et à dire ce qu’est la réalité, sans s’avachir sur le mol oreiller du raisonnable. À la suite de William Clifford, on ne doit croire que ce pour quoi on dispose de données probantes : des preuves ou au moins des raisons – et contrôlées, s’il vous plaît, puisqu’il n’en est pas d’autres finalement. Cela vaut aussi s’agissant de la vie morale. La rationalité des raisons est constituée d’obligations, intellectuelles ou morales. La raison est une faculté de l’esprit, des normes morales et cognitives en sont constitutives, elles sont connues a priori et sont fondées dans la nature même de la raison. C’est la doctrine assurant la survie des animaux rationnels dans un monde intellectuel qui a perdu la raison.

Que des normes soient constitutives de la raison, que leur respect garantisse que nous puissions parvenir à la connaissance de la réalité, c’est une thèse épistémologique. Mais n’est-ce pas avant tout une thèse métaphysique ?  N’est-ce pas au sujet de la sorte d’être que nous sommes que l’anti-rationaliste se trompe radicalement. Et pourtant, le livre laisse explicitement de côté la « métaphysique de la raison ». Mais n’est-ce pas une telle métaphysique qui pourrait seule répondre à la question de savoir pourquoi nous devons suivre les normes de la raison ? Le livre affirme que de telles normes existent et il les énonce. Surtout, il clame qu’être rationnel c’est satisfaire à certaines obligations. Mais que répondrons-nous à l’anti-rationaliste ou à l’irrationaliste s’ils demandent : « Mais pourquoi dois-je être rationnel ? Je préfère la vie, la passion, l’expression de soi, un projet politique ou social, la dénonciation des aliénations, jouir sans entraves, etc. » Que lui répondra-t-on ? C’est une question classique, examinée bien sûr par Platon : que répondre à ceux qui refusent les exigences de la raison, les Protagoras et les Thrasymaque d’aujourd’hui ? Suffit-il de leur dire qu’ils ont des obligations ? Mais si justement ils les récusent et s’ils affirment que décidément, non, ils n’en ont pas, ou pas celles-là…

Or, cette métaphysique de la raison, que le livre contourne, expliquerait comment l’exercice de la raison est, chez un être essentiellement rationnel, une motivation. Mais Engel n’a de cesse d’opposer raisons et motivations. Les vertus, intellectuelles et morales, sont des motivations rationnelles – et l’on sait, depuis son précédent livre, qu’Engel s’intéresse surtout aux vices !

La Métaphysique d’Aristote commence par l’affirmation : « Tous les hommes désirent naturellement connaître ». La rationalité est l’ordonnancement d’un désir rationnel, aussi bien dans la vie intellectuelle que dans la vie morale. Une apologie de la raison ne présuppose-t-elle pas l’affirmation d’une nature humaine irréductible au monde matériel ? Cette apologie n’est-elle pas solidaire d’une réalité faite pour être connue et d’une humanité se réalisant dans sa connaissance même ? Un rationaliste ne s’engage pas seulement à l’égard de la raison, mais aussi à l’égard d’une cause finale de l’existence humaine, dans ses deux dimensions, cognitive et morale. Alors, c’est d’un désir spécifiquement humain d’exercice de la rationalité qu’il faudrait attendre la survie de la raison, comprise comme ce qui fait de nous ce que nous sommes. Le rappel de normes ou d’obligations ne suffit peut-être pas. Il faut dire pourquoi notre destinée est rationnelle. Mais Engel semble penser qu’en appeler à une motivation rationnelle, c’est devenir un compagnon de route du Parti de l’anti-raison. Sur ce point, je ne suis pas sûr que, justement, il ait raison.

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