L’écriture sonore

Nous avions laissé Philippe Jaffeux en 2017 avec son livre Entre, publié par les éditions LansKine. Le revoici, quatre livres plus tard (Deux, Glissements, 26 tours et Mots), avec un court ouvrage de 52 pages, sobrement titré Pages, comme autant de partitions musicales (ou de peintures, puisque le poète revendique d’écrire comme on peint, ou plutôt comme on devrait peindre) : 52 tentatives « d’articuler la perception immédiate d’une image avec celle d’une musique ».


Philippe Jaffeux, Pages. Plaine page, coll. « Calepins », 52 p., 10 €


Sur cette quatrième de couverture, l’auteur (ou l’éditeur ?) néglige de nous signaler cette aporie : si une image se perçoit en effet immédiatement, il n’en est pas de même pour une musique, qui ne peut se dérouler que dans le temps (de son écoute). Le livre de Philippe Jaffeux réussit « l’exploit » d’être à la fois un art de l’image (et donc de l’instant) et un art du temps (du texte, comme une partition musicale) : c’est la musique allée avec le texte !

Ce que l’on perçoit d’abord, en ouvrant au hasart (avec un « t », comme aime à l’écrire le poète) ce livre, c’est d’abord une forme, différente à chaque page, et « illustrant » un morceau de musique, ou un compositeur aimé : une image. Donnée d’un coup. 52 (2 x 26, comme les 26 lettres de l’alphabet, tout est géométrie chez Jaffeux – et doit l’être) peintures, donc, qui sont toutes reprises sur la couverture :

Philippe Jaffeux, Pages

Il n’est donc pas étonnant que les pages de ce livre aient été exposées dans une galerie (Les Frangines), à Toulon, à raison d’une par semaine, du 26 février 2019 au 26 février 2020. L’écriture, comme la peinture. Voyez, après Mondrian (Broadway Boogie Woogie, 1942-1943), cette ode à Duke Ellington :

Philippe Jaffeux, Pages

La notation précédente nous amène directement à « réaliser » que 52 se trouve aussi être le nombre de semaines dans une année, ce qui confirme le tropisme cosmique de l’auteur, très ardent défenseur et grand connaisseur de la culture taoïste, ainsi que du Yi King. Comme l’enfant que Héraclite avait vu dans l’Aiôn, Jaffeux joue ; il joue avec les nombres, sans cesse : « La marque d’un chaos furieux habite 52 coups de talons qui interprètent un nombre de pages musicales » ; ou bien : un texte sur la pièce 4’33’’ de John Cage devient un poème de 273 mots… comme les 273 secondes de silence contenues dans ladite pièce. Puisqu’un saxophone a « 20 trous ouverts ou fermés », selon la position des mains de l’instrumentiste, un texte-hommage au saxo aura forcément 20 disques noirs (pleins) ou blancs (vides). Les mathématiques sont sévères !

Rien n’est gratuit dans le travail de Jaffeux : pas de décoration ; tout est contraint. Un texte-hommage au cymbalum sera en forme de trapèze, comme l’est dans la réalité le piano tzigane à cordes frappées : le poème devient « la route d’une forme qui se projette sur le son d’une écriture inexistante » : Jaffeux est écrit… plutôt qu’il n’écrit. Si un texte doit rendre hommage au Boléro, alors, dans un mouvement progressif et constant, le corps de ses lettres augmente à chaque ligne, comme le volume sonore de la pièce de Ravel : écriture et idée deviennent des équivalents, une forme qui pense – une pensée qui forme. Pacific 231 (morceau d’Arthur Honegger issu de la musique d’accompagnement du célèbre film La roue d’Abel Gance) est forcément en forme, non de poire, mais de rail : deux bandes verticales noires coupent le texte, dont chaque ligne devient comme une traverse, de haut en bas.

Pour figurer l’exubérance du free jazz d’un Ornette Coleman, Jaffeux use d’une typographie en délire : les lettres, espacées par des intervalles excentriques, sont « libérées d’un espacement normatif » : « les caractères sont transformés en images » – son beau souci. « Un éc-art élastique fragilise une langue rigide en vue de traduire les torsions musicales d’un texte aléatoire » qui rend hommage au génial improvisateur de la poussée rythmique collective continue. Un texte sur Thelonious Sphere Monk sera forcément en forme de cercle, c’est-à-dire qu’il sera entouré d’un épais trait figurant un labyrinthe rectangulaire : c’est une parfaite roue carrée : un texte cheminant « vers un mandala jazzistique ».

Vous l’aurez compris : Pages est une orgie d’inventions ; en cela, l’écriture de Jaffeux est plus proche de l’art que de la littérature. Je sais que je ferai plaisir à Philippe Jaffeux si je dis que son art invente comme Godard inventait dans le cinéma à l’époque de Week-end ; alors je l’écris.

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