L’éducation de la désolation

Ancien feuilletoniste du Monde, auteur du Pays de la littérature (Seuil, 2003) Pierre Lepape entreprend dans un bref livre de retracer son chemin de lecteur. Il inscrit son parcours sous le signe des ruines du Havre, sa ville natale, retrouvée bombardée en 1945. On peut être né dans la même ville et ne pas partager cette noirceur.


Pierre Lepape, Ruines. Verdier, 140 p., 14,50 €


Le 5 septembre 1944, les bombardiers anglo-américains ont anéanti une grande partie de la ville du Havre, tuant plusieurs milliers de civils en une nuit tout en évitant soigneusement d’atteindre les casernes occupées par les soldats allemands, lesquels n’ont pas eu de pertes à déplorer. Pierre Lepape avait quatre ans en 1945, quand ses parents sont revenus au Havre ; son enfance aura été marquée par cette image de désolation. Dans un vaste rectangle, tous les bâtiments avaient été détruits, plus un mur n’était debout. Il fallut une bonne quinzaine d’années pour que la ville fût à peu près reconstruite, tandis qu’en banlieue les baraquements de plusieurs camps de réfugiés restaient encore occupés. Décrivant la manière dont il eut à « construire sa jeune vie face au désastre », Pierre Lepape revient sur cette image des ruines qui lui paraît une métaphore adéquate pour analyser l’histoire littéraire contemporaine. Cette subjectivité n’a rien d’illégitime, quoique l’on puisse s’interroger sur le lien ainsi établi entre les ruines du Havre et celles de la littérature.

Je suis moi-même né au Havre, assez longtemps après Pierre Lepape pour que mon image de la ville soit tout à fait différente – et donc, peut-être, aussi celle de la littérature. Sauf la vie, mes grands-parents ont tout perdu lors de ces bombardements. Ils n’ont retrouvé un véritable logement qu’à la fin des années 1950. Dans ma famille, tout était neuf, postérieur à septembre 1944. Les plus anciens meubles et couvertures avaient été donnés par le Secours national, l’organe humanitaire collaborationniste de l’époque. Mes parents étaient adolescents pendant la guerre et aucun objet de leur enfance n’a été conservé. Cette coupure totale avec le passé faisait partie de ma légende familiale, comme de celle de la plupart des petits Havrais de ma génération.

Mais je n’ai jamais vu les ruines. J’ai connu une ville toute neuve, hormis dans les zones que les bombardiers n’avaient pas reçu mission d’anéantir. Deux ailes du lycée avaient été détruites mais le reste avait été épargné, si bien que les arcades de la cour d’honneur étaient encore comme du temps de Sartre. Restait aussi la mémoire de ces vieux professeurs qui avaient été ses élèves et en demeuraient éblouis.

Là où Pierre Lepape n’a vu que des ruines, j’ai connu une ville toute neuve, que ses habitants n’aimaient guère, précisément parce qu’elle était trop neuve et que, sous le même nom, les rues qu’ils avaient aimées n’avaient plus rien de commun avec le souvenir qu’ils en avaient conservé. C’était à nos yeux une attitude de vieux, comme de refuser la Maison de la culture fondée par Malraux, dont la survie était l’enjeu des élections municipales. La modernité ne nous faisait pas peur, elle était la réalité explicite de cette ville et notre valeur.

Ruines, de Pierre Lepape : décombres et reconstruction

Le traumatisme des bombardements fait que les Havrais peinent à voir leur ville comme le berceau de grands écrivains qu’elle aura pourtant été, depuis Madeleine de Scudéry dont la vie occupe la totalité du XVIIe siècle et Bernardin de Saint-Pierre. Ils citent volontiers Armand Salacrou – un autre nonagénaire – et Raymond Queneau, son compère de l’Académie Goncourt. Le premier à cause de sa belle Villa Maritime dominant la plage, le second du fait de son œuvre même, dont l’importance est peut-être plus estimée aujourd’hui que de son vivant. Outre Salacrou et Queneau, l’unique lycée de l’époque accueillit, en même temps qu’eux, Georges Limbour, Jean Piel, Jean Dubuffet… Et aussi, une dizaine d’années auparavant, Martial Guéroult, successeur d’Étienne Gilson au Collège de France et autorité incontestée pour l’étude de la philosophie classique. S’ils ignorent ces noms, les Havrais savent en revanche que Sartre enseigna dans leur lycée, de 1931 à 1937, remplacé par Raymond Aron pendant son année berlinoise. Il écrivit La nausée à sa table du « Guillaume Tell », proche de l’hôtel de ville. Cette brasserie a brûlé le 5 septembre, tout comme le marronnier du square Jean-Jaurès, replanté après la guerre avec la bénédiction de saint Roch. En revanche, la bibliothèque municipale est longtemps restée en l’état, avec le même poêle, dans les mêmes locaux, une aile non bombardée du lycée.

Mais Pierre Lepape n’a vu que des ruines et le critique littéraire qu’il fut persiste à ne voir qu’un champ de ruines dans la littérature vivante. Évoquant sa jeunesse dans les années 1950, il ne retient que les événements désolants de la guerre froide, et réduit l’action de la municipalité communiste à ce qu’eut de pire la propagande stalinienne. Portant un regard rétrospectif sur l’Occupation – qu’il n’a vécue que durant sa toute petite enfance –, il décrit un milieu éditorial tellement obsédé par les luttes d’influence que les uns et les autres rivalisaient dans la compromission, certains par conviction antisémite, beaucoup par opportunisme. Drieu la Rochelle serait la figure par excellence de l’époque, avec la complicité d’un Paulhan présenté comme jouant sur les deux tableaux à la fois.

Pour une fois, l’action de Sartre pendant la guerre n’est pas ridiculisée. Lepape insiste sur ses efforts pour rallier les grands écrivains à « Socialisme et liberté » mais Gide est frappé de mutisme, Malraux « croit impossible une résistance efficace » et s’occupe de son bébé dont le parrain est Drieu. Paulhan propose de coopter l’auteur de La nausée au Comité national des écrivains (CNE) et aux Lettres françaises ; les communistes refusent absolument la présence de cet ami de Paul Nizan ; Sartre, alors, se réfugie dans l’écriture. C’est seulement début 1943 que Moscou consentira « à lui ouvrir la porte des Lettres françaises et du Comité national des écrivains ».

Pierre Lepape a conservé la nostalgie de cette « littérature de résistance » qui « témoigne d’abord pour l’importance de la littérature, c’est-à-dire de l’action effective du symbolique sur le réel ». Il apprécie que ces écrivains du CNE aient mis « leurs rivalités en berne pour célébrer le rôle irremplaçable, vital, de l’acte littéraire. Mauriac avec Sartre, Raymond Queneau avec Gabriel Marcel, Michel Leiris avec Jean Guéhenno, Aragon avec Pierre Emmanuel ». On ne contestera pas cette appréciation, sinon sur le point de savoir s’il faut vraiment connaître des conditions comme l’Occupation pour que l’acte littéraire ait ce poids. Il n’est pas sûr que la nostalgie soit bonne conseillère.

Ruines, de Pierre Lepape : décombres et reconstruction

Le Havre (2018) © Pierre Benetti

Le lycéen de 1956 est sensible à ce qui se passe à Budapest, à Suez, en Algérie. Il concède que paraissent cette année-là des livres « importants » et il cite Le roman inachevé d’un Aragon « au sommet de son art poétique ; L’emploi du temps de Michel Butor, Le balcon de Jean Genet ou La chute d’Albert Camus ». Mais c’est pour dire qu’aucun de ces textes ne lui paraît « faire corps avec [sa] vie, [ses] interrogations, [son] besoin de savoir ». Et ensuite, ce sera pire encore quand tout se proclamera « nouveau » : Nouvelle Vague, Nouvelle Gauche, Nouveau Roman, Nouvelle Critique, nouvelle République, jusqu’aux Lettres Nouvelles de Maurice Nadeau. Dans ce « prurit de la nouveauté », il ne voit « qu’un avatar de la société de consommation ». Ce que c’était sans doute pour partie, mais pas seulement. Il a vingt ans et l’enthousiasme de la modernité lui échappe : de tout ce qui importe il ne reste que des ruines. Le Havre aussi était désormais « nouvelle », elle était reconstruite.

Le dernier chapitre, qui représente à lui seul le tiers du livre et fait pendant à l’évocation de la ville en ruines, décrit une littérature en ruines. La concurrence des écrans fait que plus personne ne lit ; la conversion des éditeurs à la seule logique capitalistique les amène à ne plus publier que des produits formatés ; la hiérarchie des valeurs intellectuelles disparaît dans le chaudron de la supposée « culture » à laquelle Malraux a consacré des « Maisons » trop tolérantes. Dans ce champ de ruines où même les orties ne poussent plus, les rares revues qui semblent subsister ne vivotent que par la grâce des abonnements institutionnels car elles n’ont plus de lecteurs.

Lorsque disparaissent à la fois Les Temps modernes, Le Débat, Poétique et La Recherche, il y a effectivement lieu de s’inquiéter. Mais de quoi cette concomitance est-elle le symptôme ? Pas assurément d’une disparition de tous les lecteurs comme le déclare le directeur du Débat. Avec la mort de Gérard Genette et celle de Claude Lanzmann, l’effet générationnel a pu jouer dans la décision de fermeture prise par de grands éditeurs, et une de ses contreparties est la vitalité de petites revues. Pierre Lepape fait l’éloge des Lettres Nouvelles de Maurice Nadeau, publication dont il déplore la disparition qui serait « un des symptômes de l’affaiblissement de la littérature ». C’est vouloir ignorer que l’aventure a continué, sous la forme de La Quinzaine littéraire puis d’En attendant Nadeau.

Même si les écrivains veulent encore croire qu’ils seront lus, ils ne peuvent, dit-il, se masquer la baisse des tirages de ceux que les médias de masse n’auront pas adoubés. Il est tentant de lui opposer une page du Journal de Gide écrite il y a un siècle. Celui qui était déjà le « contemporain capital » y raconte une conversation avec Henri de Régnier concernant leurs tirages respectifs. Ceux de Gide atteignent le nombre faramineux de sept mille, soit dix fois moins que ceux de son interlocuteur. Lepape lui-même cite un échange de lettres entre Flaubert et une George Sand qui avoue ne pas monter aussi haut que lui dans son ambition. Elle ne se croit pas de « premier ordre » et veut seulement « agir sur [ses] contemporains », quitte à être « dans cinquante ans […] parfaitement oubliée et peut-être durement méconnue ». Comment, sachant cela, le feuilletoniste du Monde peut-il s’accrocher à cette vision de ruines en ne voulant rien voir de ce que la modernité littéraire peut offrir d’enthousiasmant ? La ville détruite a été reconstruite, sa modernité n’est pas sans beauté. Faut-il vraiment piétiner dans les décombres ?

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