Tous les enfants ne sont pas rois

L’écrivain suisse Vincenzo Todisco, fils d’immigrés italiens, signe ici son premier roman en langue allemande après en avoir publié plusieurs dans la langue de son enfance. C’est aussi le premier traduit en français. L’auteur s’inspire d’une histoire qu’il connaît bien, celle des ouvriers étrangers venus travailler en Europe (en l’occurrence, en Suisse) dans les années 1960, pour y découvrir que le miracle économique et les « trente glorieuses » pouvaient avoir un goût bien amer. L’originalité du récit est de décrire les choses du point de vue d’un enfant introduit clandestinement en Suisse, et contraint à s’accommoder d’une disparition provisoire qui va en réalité durer des années : une vie à l’écart de la vie qui, oscillant entre rêves récurrents et présent impossible, prend des allures cauchemardesques.


Vincenzo Todisco, L’enfant lézard. Trad. de l’allemand par Benjamin Pécoud. Zoé, 208 p., 19,50 €


Le roman de Vincenzo Todisco a pour décor un immeuble médiocre où sont logés les immigrés venus travailler sur les chantiers, histoire somme toute banale de ceux que le chômage ou la pauvreté contraignent à quitter leur pays pour venir là où l’on a besoin de main-d’œuvre, économiser sou après sou, et faire construire au village dont ils gardent la nostalgie la petite maison où ils reviendront terminer leurs jours. Le hic, c’est que le pays d’adoption ne veut prendre des hommes que leurs bras : un enfant étranger n’a donc aucun droit d’entrer en Suisse parce que le contrat de travail interdit au père de faire venir sa famille. Sans la permission des autorités, femmes et enfants n’ont pas leur place dans une ville où la police traque illégaux et clandestins. Un contrôle inopiné ou une dénonciation ferait tomber le père sous le coup de la loi, il serait puni, la famille entière expulsée.

Avec l’aide d’un patron compréhensif, sa femme finit pourtant par obtenir le précieux sésame, mais, quand elle se languit trop douloureusement de son enfant resté en Italie et qu’elle lui fait passer la frontière comme un paquet qu’on dissimule, la petite famille enfin réunie se trouve en danger perpétuel, car il demeure entendu que « dans le pays d’accueil, l’enfant est un enfant qui n’a pas le droit d’être ». Nul ne doit donc savoir qu’il est là, hormis ses parents et de rares proches mis dans la confidence.

Quelle vie peut donc avoir cet enfant caché auquel Todisco ne donne même pas de nom, comme si, privé de la plus élémentaire des identités, il était refoulé hors de la communauté des hommes et condamné à une quasi-inexistence qui le rapproche ontologiquement de l’animal ? Il lui faut raser les murs, se fondre dans le décor, disparaître sous un meuble à la moindre alerte : de quoi stimuler en lui tous les réflexes qui, justement, permettent à un lézard de survivre.

Mystérieux et vaguement inquiétant par son air de dragon miniature, furtif et rapide face au danger, avide de lumière et de soleil, mais prompt à se faufiler dans l’obscurité d’une crevasse, le lézard depuis toujours intrigue l’homme, inspire l’artiste qui le regarde. Comme son cousin le serpent, il a force de symbole, décore depuis la nuit des temps parois et poteries, se faufile dans les religions comme dans la littérature… C’est la première fois pourtant, à notre connaissance, que, dans la fabuleuse série des métamorphoses relatées dans les livres, un enfant se mue en lézard !

Cet enfant lézard habite dans un immeuble qu’il explore progressivement, méthodiquement, s’efforçant d’échapper au regard intrusif de concierges tyranniques. Il se cantonne d’abord à son entourage immédiat et inventorie les cachettes et les refuges qu’il pourrait rejoindre rapidement en cas de besoin. Sa seule mesure, c’est le nombre des pas qui le séparent de son objectif, une jauge surprenante, mais précise, qui lui permet de quadriller à sa façon l’espace, le temps, et finalement tout : « L’enfant a appris que la nuit est longue de plus de mille pas », écrit Todisco. Son champ de vision, c’est le ras du sol lorsqu’il rampe sous un meuble et ne voit que des pieds, la découpe d’une lucarne, une fissure, un trou dans un mur où il colle son œil. Le voilà de plus en plus lézard, de moins en moins enfant.

Vincenzo Todisco, L’enfant lézard

En Suisse © Jean-Luc Bertini

Au fur et à mesure qu’il grandit – le roman de Todisco commence en 1961 et s’étale sur une quinzaine d’années – l’enfant caché devient jeune adulte ; son horizon s’élargit au palier, à l’escalier, à la cour, à la rue enfin. Il apprend plus ou moins seul à lire, à peine guidé par sa mère, conscient « qu’il vit caché, qu’il n’a pas le droit d’être là, qu’il ne va pas à l’école mais qu’il sait quand même plein de choses ». Il s’instruit à sa façon, au hasard des rencontres faites lors de ses déambulations. Il découvre même les livres grâce à un professore retraité qui s’installe dans l’immeuble et avec lequel il se lie : de quoi stimuler encore son imagination, et rendre plus incertaine la frontière entre le monde qu’il s’invente et un monde réel où il ne peut s’ancrer. Il est bien seul la nuit, lorsque le loup de ses cauchemars italiens, que la voix de sa bonne grand-mère Nonna Assunta n’apaise plus, revient montrer les crocs.

Il s’émancipe pourtant peu à peu, comme tous les adolescents. Son cercle s’élargit, mais il se déplace toujours avec prudence, à contretemps, lorsque le risque de se faire remarquer est moindre et que le jour décline. Il découvre aussi l’amitié et l’amour en la personne de deux enfants voisins, suffisamment différents des autres eux aussi pour comprendre l’enfant lézard et s’attacher à lui. Mais sa croissance ne fait en même temps que l’enfoncer dans son malheur : plus le temps passe, plus il devient impossible à ses parents de révéler au propriétaire et aux autorités l’existence de leur fils, sous peine de se voir accuser de maltraitance. « Ils diront qu’on l’a séquestré », se lamente la mère, tenaillée par la culpabilité de n’avoir pas su sortir à temps son enfant de cette spirale infernale où il se détruit peu à peu : « C’est nous qui l’avons rendu malade ».

Comment la vie qu’il mène n’aurait-elle pas, en effet, des conséquences sur sa santé physique et mentale ? Son corps, ses mouvements « en zigzag », ses mimiques et son langage, sa façon de voir et de sentir, ses sens acérés et perpétuellement aux aguets, sont ceux d’un animal, d’un lézard justement qui désormais double son être et le modifie en profondeur. Un jour où il échappe de peu à l’arrestation par la police, c’est son animalité qui le sauve : « Jamais encore il n’a eu autant besoin d’être un lézard ». Vincenzo Todisco le dépeint et le fait bondir avec une telle précision qu’il rappelle parfois au lecteur le personnage de Spider-Man justement appelé Le Lézard. Une possible référence sous forme de clin d’œil ? L’un des personnages secondaires, en entendant le récit de cet étrange destin, ne s’exclame-t-il pas : « une histoire pareille, il faudrait en faire un film » ?

Les enfants maltraités ont leurs entrées dans la littérature, mais c’est sans doute la première fois qu’un livre s’empare de cette forme peu connue de maltraitance qui consiste, dans un pays de liberté et de droit, à dénier à l’enfant d’immigrés temporaires le droit d’accompagner ses parents et de partager la vie des autres. L’enfermement que subit ici l’enfant n’est pas celui de Kaspar Hauser, il n’est pas persécuté comme Anne Frank, ni malmené comme Cosette ou Poil de carotte. Il n’a rien d’un enfant martyr, mais la semi-claustration le transforme peu à peu, le réduit à voir le monde par les yeux d’un petit reptile qui explore les murs et leurs fissures. Une métamorphose moins spectaculaire que chez Kafka sans doute, même s’il partage avec Gregor Samsa le goût de la musique, subjugué par le violon qu’il entend derrière la cloison, et sachant exactement, fidèle à sa méthode, « combien de pas dure chaque morceau et quand la violoniste fait une pause ». Découvert par cette voisine dont il se fait une amie, « l’enfant lézard ne bouge plus, les yeux fermés il accueille la musique, pour une fois insouciant et libéré de la peur ».

La traduction française de Benjamin Pécoud épouse bien le rythme d’une prose qui agit par son dépouillement, son vocabulaire précis, et dont les ralentis et les accélérations rappellent les mouvements du lézard. De la tension surgissent des images à l’état brut, comme dans un film ou une bande dessinée. Les phrases courtes de Todisco, aussi sèches qu’un rapport parfois, relatent sur un ton dépourvu d’émotion le calvaire ordinaire d’un être qui parvient au seuil de l’âge adulte alors que ses années d’enfance ont été mises entre parenthèses. À force de se cacher, il s’est identifié avec le plus discret des animaux, le petit lézard, la lucertola des jours heureux passés jadis au pays lumineux de sa grand-mère aimante, cette terre natale italienne dont le souvenir, parfois, vient le chatouiller. Mais le loup aussi se rappelle à lui, « un loup gris-brun au pelage épais ». Ce conte cruel surgi de notre temps connaît-il une fin ? Il le faut bien, puisque toute enfance se termine. Il faut aussi laisser au lecteur le soin de la découvrir.

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