Troisième roman de la Camerounaise Djaïli Amadou Amal, Les impatientes est composé de trois récits distincts suivant le parcours de trois femmes qui doivent, chacune à sa façon, vivre et survivre dans le cadre de mariages forcés. L’histoire se déroule à Maroua, quatrième ville du pays, au sein de la communauté peule, où nous découvrons des familles obnubilées par leurs stratégies matrimoniales.
Djaïli Amadou Amal, Les impatientes. Emmanuelle Collas, 252 p., 17 €
La première protagoniste, Ramla, est une brillante lycéenne qui, au début du récit, espère vivre « un doux rêve » en se mariant avec Aminou, le meilleur ami de son frère. Or elle découvre que son père et son oncle ont déjà décidé d’accorder sa main au vieux notable local, Alhadji. Ramla a beau tenté de résister et de faire valoir son amour pour Aminou, elle est très vite rappelée à la réalité des traditions.
Si cette première défaite dans la vie de Ramla est amère, elle n’est rien en regard du calvaire de la seconde héroïne, sa demi-sœur, Hindou, qui doit épouser son cousin, Moubarak. Non seulement ce dernier ne cesse de la tromper mais il se livre à toutes sortes d’excès : alcool, drogue, violences physiques et abus sexuels. Le récit d’Hindou devient alors un long parcours de souffrance. Elle tente une fugue mais des villageois avertissent rapidement la famille qui force immédiatement la jeune femme à retourner auprès de son mari, afin d’éviter l’opprobre qui risquerait d’entacher la réputation du père.
Ce second récit est la véritable charnière du roman. Le texte y prend une véritable ampleur sociale, il fourmille de détails sur les mentalités qui animent la société patriarcale et polygame dont sont issues les protagonistes. Le lecteur suit pas à pas l’horreur du quotidien d’Hindou, ruée de coups et violée à répétition par son mari mais, au fur et à mesure, c’est peut-être moins cet homme violent qui nous effraie que l’environnement familial et social de la narratrice. Sa mère ne consent pas à intervenir, trop attachée à maintenir l’apparat des traditions et trop désireuse de ne pas voir le scandale l’éclabousser elle-même. Son père ne veut pas entendre parler de sévices sexuels et accuse sa fille d’ingratitude. Au fil de ces scènes effroyables, l’univers familial nous est dépeint comme un monde de petites cruautés. Plus encore, nous découvrons comment les femmes qui entourent Hindou, loin d’exprimer un rejet du patriarcat, en sont en réalité les agents les plus redoutables.
Le troisième portrait, celui de Safira, permet d’approfondir cette dernière idée. À la différence de Ramla et d’Hindou, qui étaient à peine sorties de l’enfance, Safira est une mère de famille qui va sur ses quarante ans. Elle semble épanouie jusqu’à ce qu’elle assiste impuissante à l’arrivée d’une nouvelle épouse que son mari lui impose. Celle-ci n’est autre que Ramla, cette jeune fille que nous avions laissée au début de l’ouvrage alors qu’on la forçait à abandonner son amour d’adolescence.
Avec l’arrivée de Ramla, Safira devient la « daada-saaré », la maîtresse de maison qui, à défaut de décider de sa destinée sentimentale, gère les relations entre les femmes au sein du foyer. Cette fois-ci, le récit permet de mesurer les dommages de cet environnement traditionnel sur le temps long : Safira n’est pas une jeune promise comme Hindou et Ramla ; angoissée par sa relégation au rang de « première » épouse, elle est prête, à son tour, aux manigances les plus cruelles pour se débarrasser de sa rivale.
Le retour de Ramla dans ce troisième récit permet à Djaïli Amadou Amal de mieux souligner tous les effets pervers que ces stratégies matrimoniales produisent tant sur la nouvelle épouse que sur l’ancienne. Cela renforce le sentiment de fatalisme qui imprègne le roman s’agissant du statut de ces femmes.
Djaïli Amadou Amal écrit à la première personne, nous situant dans la perspective de ces trois femmes. Cette subjectivité préfère au regard sociologique l’empathie que permet la fiction. La première page des Impatientes nous informe que l’ouvrage est inspiré de faits réels ; et la biographie de la romancière suggère la présence dans le livre d’éléments issus de sa propre expérience. Pour autant, le roman ne verse pas dans un didactisme ou un moralisme qui aurait pu en alourdir la prose. Le récit prend la forme de témoignages bruts. Le style est simple, direct, permettant au texte de souligner le contraste entre les sévices subis et la banalisation de leur traitement dans l’environnement familial.
Ainsi, Hindou, victime des abus répétés de son mari, tente d’évoquer la chose avec ses proches puis avec son médecin. Or même ce dernier relativise l’acte : « Ce n’était pas un viol. Tout s’était déroulé normalement. Je suis juste une nouvelle mariée plus sensible que les autres ». La simplicité apparente des mots contraste avec la violence de l’expérience. Plus loin, c’est sa tante qui lui fait une leçon de vie en lui rappelant qu’« à chaque instant de ta vie, tu dois te maîtriser et tout contrôler ». Les dialogues, particulièrement réussis, laissent d’ailleurs imaginer une belle mise en scène théâtrale du texte.
Chacun de ces trois récits aborde la question de la condition féminine dans le contexte traditionnel camerounais sans laisser à aucun moment une impression de répétition. En réalité, la seule véritable répétition est celle des injonctions des pères, des mères, des frères des trois protagonistes qui, à chaque fois, les appellent à « prendre sur elles », à faire preuve de « munyal » (« patience », en peul). Pour le père de Ramla, c’est même « la seule valeur du mariage, et de la vie ». Le mot est ainsi omniprésent dans le texte et il est intéressant de rappeler que, lors de sa sortie initiale au Cameroun en 2017, le roman portait le beau titre de Munyal, les larmes de la patience.
Ce recours lancinant à la patience est évidemment une façon d’appeler ces femmes à l’intériorisation de leur douleur, à l’acceptation silencieuse de leur sort. Ainsi, si le roman de Djaïli Amadou Amal se garde bien d’exprimer un message politique, la mise en récit de ces monologues joue un rôle cathartique pour ces femmes et expose leur condition, trop souvent ignorée d’un large public.