Roman sur la mort de l’utopie Internet et sur nos demi-fatigues politiques, le roman d’Alice Zeniter, laquelle eut un grand succès avec L’art de perdre il y a trois ans, dresse un panorama réaliste et prenant de notre époque. Programmatique et tout à sa description d’engagements variés, ce roman intelligent finit aussi par être un peu sage.
Alice Zeniter, Comme un empire dans un empire. Flammarion, 400 p., 21 €
Soit deux personnages surtout réunis par leurs désillusions politiques. L’une se situe aux marges de la société, l’autre côtoie ses cimes. Arabe, banlieusarde et pirate informatique, la dénommée L. vise à disparaître de la « viandosphère », ce qu’on appellerait le réel. L’autre, assistant parlementaire socialiste très classe moyenne, veut agir « dedans » l’institution. D’un côté les tréfonds mal éclairés du dark web, de l’autre les projecteurs des talk shows. Sous Macron, la gauche de gouvernement fatigue et les Anonymous ont perdu la main.
Ces deux personnages, vous avez bien deviné, vont se rencontrer. Un beau travail de documentation a été fait, depuis les couloirs de l’Assemblée jusqu’aux forums de codeurs. Cette histoire de hackeurs demeure un demi-prétexte : le sujet d’Alice Zeniter est la France et sa tortueuse sociologie politique. Toile de fond et horizon, les engagements des unes et des autres se déploient sans hiérarchie. L’ensemble restitue avec une fidélité appliquée les bricolages politiques auxquels on se livre aujourd’hui en France.
Alors, il y aura des cabanes, une presque ZAD, des amours libres et compliquées, de l’émancipation, du féminisme, des personnages racisé.e.s, des Gilets jaunes, Paris et la campagne, le monde du travail, des classes moyennes, de la violence symbolique et des politiciens. Autant de réservoirs d’images incontournables dans un roman des années 2020. De Vincent Message à Emmanuelle Bayamack-Tam, en passant par Olivia Rosenthal, François Beaune, Édouard Louis, Denis Lachaud ou Aurélien Bellanger, cette France fascine et fournit un imaginaire romanesque. Le lectorat français dispose maintenant de photographies hyper lucides de son milieu de vie. Perspicacité analytique issue des sciences sociales et pente ironique donnent des textes émaillés de remarques malines et frappantes.
Comme un empire dans un empire n’échappe pas à la règle : « Il se dit que le deal de shit avait peut-être été le premier champ dans lequel il avait compris ce qu’étaient des positions de pouvoir. » Concurrence des séries oblige (Internet, toujours), le roman a toutes les qualités d’un scénario bien ficelé. L’effort littéraire vise en particulier à recevoir des voix provenant de pans divers de la société française. La juxtaposition de propos rapportés et parfois leur dialogue offrent autant de perspectives sur la France. On entendra la militante féministe Salma, Fatou l’employée chez Zara, Xavier le néo-rural… Le texte fonctionne par réseaux sociaux, ouverture de fenêtres et autres « chat rooms ». Horizontal, il progresse par l’entremise des deux personnages, vraies antennes à capter le pays. Dans cette diffraction se joue un récit démocratique, à l’image du premier Internet d’avant Google et consorts. Cette inscription dans le réel est puissante mais l’effet de carrousel et de clignotement éphémère l’emporte.
Peut-être le recul manque-t-il ? L’effet de miroir est si fort que la photographie risque en tout cas de jaunir vite. Comme Alice Zeniter s’inscrit dans des dynamiques contemporaines, il paraît difficile de lui reprocher de ne pas construire pour l’éternité. Son projet réaliste lui interdit de faire bouger les lignes. Personnages et situations correspondent au réel avec une perfection trop grande. Tout est posé et cadré avec méthode. La linéarité de la composition assure un confort de lecture. Les références à nos modes de vie et à nos parlers (« chiens de la casse », qu’on trouve pour la première fois dans un roman) permettent de se sentir là comme chez soi. Il y a bien des conflits de classe, de genre, de race. Il n’y a même que ça. Mais étiquetés, analysés et homologués.
Cette thématisation douillette de la politique provoque une sensation paradoxalement rassurante. Tout est reconnaissable et à sa bonne place. Transitive et maîtrisée, l’écriture nous présente les choses avec clarté. Une douce tiédeur nous envahit. Jamais perturbante, l’expérience de lecture reproduit calmement la société française, dévoilant certains de ses mécanismes sans jamais opérer de trouée dans nos représentations, de fracture dans notre expérience du monde sensible et de ses codes. Comme un empire dans un empire accompagne le réel et correspond en cela à une définition de la politique donnée dans le roman même : « Là, on aurait été au cœur de ce qu’était la politique : une recension des existences, suivie d’une réflexion sur les moyens de les accompagner. »
Cet « accompagnement » du réel par la littérature, qu’est-ce que c’est ? Naguère, on a pu distinguer gauche de rupture et gauche gestionnaire. Alice Zeniter n’aurait-elle pas écrit un roman gestionnaire ? Après une telle lecture, on entend très bien la société française sans pouvoir l’imaginer différente. Nos représentations politiques sortent intactes de ce texte à la langue sans aspérité, indigné par son époque, mais respectueux des moyens de la décrire.