La pandémie de Covid-19 rompt avec une certaine tradition d’exercice du pouvoir dans les démocraties occidentales. Cette rupture révèle une crise possible dans les conceptions que nous nous faisons de l’action et de la décision des gouvernants, dont la responsabilité et la légitimité sont engagées de manière inédite. Les derniers textes de Simone Weil, rédigés à Londres en 1943 et dont EaN a rendu compte au moment de leur parution en janvier dernier, permettent d’esquisser des pistes de réflexion pour appréhender cette crise.
Simone Weil, Œuvres complètes, V. Écrits de New York et de Londres, vol. 1 (1942-1943). Questions politiques et religieuses. Gallimard, 765 p., 49 €
Le reconfinement a été décrété, en France, par un chef de l’État qui a insisté, entre autres, sur l’imprévisibilité de la deuxième vague rencontrée par notre pays. La réalité de cette imprévisibilité fait débat, mais cette insistance révèle en soi une spécificité de l’action politique en temps de pandémie, faisant d’ailleurs écho aux enquêtes judiciaires en cours sur l’action des gouvernants pendant la première vague. Pour se justifier, le pouvoir fait dépendre sa responsabilité – pénale, morale, politique – de cette imprévisibilité.
Cette conception de la responsabilité du gouvernant renvoie à une pensée de l’action politique historiquement liée à l’émergence des régimes parlementaires du XIXe siècle, dont l’une des premières formulations est réalisée en France par Benjamin Constant. Attentif à l’équilibre des différents pouvoirs (judiciaire, exécutif et législatif), il insiste dans ses Principes de politique (1815) sur la nécessité de dégager les gouvernants de toute responsabilité pénale quant à leur action : les actes politiques de ceux que Benjamin Constant appellent les « ministres » doivent bénéficier d’une forme d’indulgence, pour assurer des transitions de gouvernement pacifiques et sans heurt.
Benjamin Constant théorise ainsi, non pas une impunité – il considère que les actes politiques doivent être discutés de façon publique et éventuellement condamnés, sans toutefois passer par le système pénal –, mais une exceptionnalité de l’action politique. La crainte du philosophe est double : ou bien le risque d’un gouvernement de privilégiés irresponsables, incarné par l’Ancien Régime ; ou bien l’impuissance de tout gouvernement face à une responsabilité pénale limitant son action, incarnée selon lui par le repoussoir de 1793 et de Robespierre tel que Germaine de Staël, entre autres, l’a diabolisé.
Cette réaction libérale a été largement étudiée, articulant contre Robespierre un récit standard du libéralisme comme garantie des « droits individuels » fondés notamment sur la propriété. Mais, en ce qui concerne la question de la responsabilité du pouvoir politique dans son rapport au pénal comme à l’éthique, les libéraux du premier XIXe siècle adoptent une conception nouvelle. C’est au fond une forme encadrée d’irresponsabilité, justifiée par une aversion double et largement fantasmée : la peur d’une action impossible face à l’hypertrophie du pouvoir judiciaire ; la crainte des « niveleurs », exprimant une défiance envers la démocratie.
Bien plus tard, Hannah Arendt reprend cette question de la responsabilité de l’action politique en la conceptualisant à partir de l’importance célèbre de « l’irréversible et l’imprévisible » (dans Condition de l’homme moderne). Source d’une vaste littérature philosophique sur la responsabilité (de Hans Jonas à Paul Ricœur), cette réflexion aboutit également à dégager le pouvoir politique d’une responsabilité pénale « normale », sur la base de l’imprévisibilité de son action : comment rendre responsable un décideur d’une action irréversible dont les effets ne pouvaient être prévus ou connus au moment où il en a décidé ? La question de l’imprévisible recharge la part d’irresponsabilité de l’action politique moderne, en réactivant la peur d’une paralysie de toute action.
Avant Arendt, cette question de la responsabilité a subi une critique forte dans les derniers écrits de Simone Weil, rédigés à Londres pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que la philosophe, gravement malade, participe activement aux travaux de réflexion constitutionnelle de la France libre. Ces textes interpellent avec force les questionnements actuels liés à la pandémie.
Simone Weil affirme l’insuffisance de cette responsabilité du pouvoir politique par rapport à l’ampleur de la responsabilité morale du gouvernant, qu’elle juge dévoyée par le parlementarisme de la IIIe République. Elle en appelle à une pénalisation de la vie politique, qui seule permettrait le surgissement d’une exigence morale dans le domaine instable des affaires humaines (nous paraphrasons ici la présentation de la question par Patrice Rolland dans le volume 1 du tome V des Œuvres complètes. La référence à Constant et à Arendt provient également d’une citation de cette présentation passionnante).
Une telle pénalisation se fonde, selon Simone Weil, sur une distinction entre la légitimité et la responsabilité du pouvoir, la première étant indépendante du droit car liée au sentiment : « Après 1937, non seulement [la IIIe République] s’est écarté[e] en fait de la légalité – cela importerait peu, car le gouvernement anglais s’en écarte aussi, et jamais Premier ministre anglais n’a été plus légitime que Winston Churchill – mais le sentiment de légitimité s’est peu à peu éteint. Presque aucun Français n’approuvait les usurpations de Daladier. Presque aucun Français ne s’indignait contre elles. C’est le sentiment de la légitimité qui fait qu’on s’indigne de l’usurpation ». La légitimité n’est ainsi « pas une notion première. Elle dérive de la justice. La justice exige avant tout, relativement au pouvoir, un équilibre entre le pouvoir et la responsabilité. La responsabilité ne peut s’exprimer que sous forme pénale ».
Cette pensée de la responsabilité fournit les moyens d’un dépassement de l’alternative libérale entre une responsabilité qui, trop systématique, rendrait l’action impossible et une irresponsabilité qui menacerait à terme la légitimité du pouvoir. À cet égard, la situation actuelle peut se lire comme révélatrice d’une crise de cette conception libérale de la responsabilité : la justification du président de la République face à des événements qu’il présente comme imprévisibles ne peut fonctionner réellement dans un contexte où nombre de médecins, chercheurs ou politiques alertaient dès la première « vague » sur l’imminence d’une deuxième.
La justification par l’imprévisibilité, ainsi analysée comme le rappel d’une irresponsabilité encadrée de l’action politique, est peu opérante alors que s’est imposée une attente forte autour de la prévisibilité, ou au moins du caractère prévoyant de la décision politique. Cette prévisibilité et cette prévoyance fournissent d’ailleurs souvent la justification de réformes pour « s’adapter » aux évolutions présentes et à venir de l’économie mondialisée. Un chef d’État peut-il aujourd’hui, à un âge de circulation extrême des informations et des savoirs, encore arguer d’une semblable imprévisibilité pour justifier ses actions ?
Mais le contexte de confinement et de pandémie fournit un autre moyen d’appréhender la pensée de Simone Weil. Plus encore en songeant au fait qu’elle cherchait à penser, en 1942-1943, « un principe de légitimité convenable, [qui] convient mille fois davantage dans une période troublée, où on ne peut éviter des responsabilités atroces, et où toutes les formes accoutumées de légitimité ont disparu ». En effet, la crise de responsabilité du pouvoir, qui, faute de justification efficace, met à nu une irresponsabilité fondamentale, interpelle dans le même temps la responsabilité de chacun et chacune. Les nombreux rappels au respect des « gestes barrière » ou du confinement forment une exigence de responsabilité individuelle rarement aussi évidente et perceptible. La tentation pourrait être grande de tenir pour illégitime un pouvoir si suspect d’être irresponsable, notamment lorsqu’il restreint massivement nos libertés. Conçue à partir du droit, l’action politique pourrait dans cette situation défendre logiquement l’idée que, face à un pouvoir irresponsable, liberticide et donc suspect d’illégitimité, il serait légitime et responsable de désobéir à ses ordres (le confinement) pour le renverser. L’imprévisibilité de l’action, tout comme l’éventuelle paralysie de toute action provoquée par un système pénal rigide, peuvent ainsi aisément se retourner contre l’ordre politique qu’elles sont censées protéger, dans un contexte de crise majeure.
La critique radicale du droit par Simone Weil – qui n’est en aucun cas une remise en cause de son bien-fondé – permet de penser ensemble la dénonciation de l’irresponsabilité d’un pouvoir politique déterminé et le maintien du respect d’une forme de responsabilité individuelle sur le plan pénal, justifiée par une responsabilité morale supérieure – le bien et la justice, selon ses propres termes. Ces derniers textes politiques de la philosophe apparaissent dès lors presque nécessaires dans notre période troublée pour faire face à deux défis lancés à la pensée et à l’action par une situation sidérante : d’une part, le maintien d’une exigence critique à l’égard des décisions prises par le pouvoir, qu’il importe plus qu’en temps « normal » de mettre face à ses responsabilités et à sa légitimité ; d’autre part, la nécessité d’exiger de soi une responsabilité morale – mais aussi pénale. La multiplication actuelle des discours appelant à sacrifier les individus les plus fragiles, au nom le plus souvent de l’économie et de la vie sociale, peut ainsi être tenue pour ce qu’elle est, une obscénité, sans qu’on cède en rien à la critique nécessaire de celles et ceux qui nous gouvernent.