Entre septembre 2019 et février 2020, Sophie Divry, qui s’était intéressée aux habitants des banlieues périurbaines dans son livre La condition pavillonnaire (Noir sur Blanc, 2014), a recueilli la parole des cinq manifestants dont la main a été mutilée par la police pendant le mouvement des Gilets jaunes. Elle en a tiré un texte de montage, où les citations entremêlées d’Antoine, Ayhan, Frédéric, Gabriel et Sébastien reconstituent l’expérience de la contestation et de la violence politiques. Si Cinq mains coupées est aussi un livre puissant, c’est parce qu’il échappe à l’actualité en trouvant une forme juste, dans laquelle l’écriture se fait avant tout art de l’écoute.
Sophie Divry, Cinq mains coupées. Seuil, 128 p., 14 €
Comme Svetlana Alexievitch avec les témoins de l’ex-URSS, Sophie Divry laisse son écriture aux autres. Sa place d’autrice est moins un magistère qu’une place à occuper : la page est un rond-point. Son usage de l’écriture dérange les usages majoritaires de la littérature comme des sciences sociales, en se rapprochant des pratiques du monteur, voire du copiste. À l’origine de l’enquête (menée sous forme d’entretiens), elle signe seulement la composition, l’agencement du texte, lequel reste soumis au regard de ses interlocuteurs – ce qui est loin d’être une règle ou une habitude de ce type de projet. Cette approche assure au texte sa pudeur, et permet une réalisation faite en commun.
Le projet de Sophie Divry peut rappeler les livres récents de Violaine Schwartz et de Nathalie Quintane recueillant la parole des demandeurs d’asile. Mais Cinq mains coupées bouscule aussi les habitudes du genre pratiquant la collecte et le montage de paroles, pousse plus loin la mort de l’auteur et la vie des mots collectifs. L’individualité et la subjectivité du témoin sont respectées, sans être prioritaires ; comme dans un chœur, chacun n’existe plus qu’avec les autres, c’est sa condition de parole ; chacun est un membre, d’un corps, d’un collectif, du cortège ; je n’est ni personnel, ni impersonnel – il exprime une somme d’expériences à la fois séparées et partagées, singulières et ouvertes, qui agissent en groupe, « font nombre » comme dans une manif. À la fin de certaines parties s’interrompt la collusion continue des paroles, où la clarté et la cohérence l’emportent sur le chaos (on y trouve peu de tentatives esthétisantes), pour laisser le discours individuel s’épancher un peu.
Là où les montages d’entretiens de Svetlana Alexievitch – entre autres, car on pourrait, par exemple, y ajouter ceux de Jean Hatzfeld sur le Rwanda – placent le lecteur français dans des situations lointaines, l’effet de Cinq mains coupées est plus ambigu. Car l’histoire racontée par le chœur a eu lieu il y a deux ans à peine, en bas de chez nous. Et pourtant, la mobilisation des Gilets jaunes semble déjà appartenir au passé : on peut déjà s’en souvenir. Cela ne signifie pas qu’elle est terminée ; mais force est de constater que son oubli gagne dans l’espace public, comme si la profusion d’événements saisissants dans un laps de temps si court obligeait la mémoire à accélérer, à bâcler le travail. La mémoire poursuit la mobilisation, avec « l’impression de vivre un temps suspendu […] l’impression que le temps n’est pas passé ». Et sans doute faut-il repartir de là, des Gilets jaunes, de leur événement, pour mieux comprendre à la fois ce qui a été dit et ce qu’on vient d’entendre en lisant.
L’écho du titre à La main coupée de Blaise Cendrars n’est pas une facilité dans ce livre qui parle beaucoup de guerre, où un manifestant dit cette chose qui nous arrête : « je suis un dommage collatéral », où un autre, parlant des détonations et du souffle de la grenade de désencerclement, remarque que « ça fait comme dans les films de guerre », et où les cinq mutilés dénoncent l’emploi d’armes militaires dans le maintien de l’ordre. En racontant l’histoire de leur main coupée, Sébastien, Gabriel, Frédéric, Ayhan et Antoine montrent combien, en si peu de temps, la manifestation a changé en France. Quelques mois avant l’occupation des ronds-points et les « Actes » des Gilets jaunes, Nathalie Quintane, dans un livre que Sophie Divry cite d’ailleurs en exergue de sa postface, relevait les blessures infligées aux manifestants contre la loi « Travail ». Il y avait déjà des hématomes, des plaies, des brûlures, des fractures ; il n’y avait pas encore de main arrachée. Il y en a cinq depuis.
Ce récit collectif a quelque chose de sidérant, d’abord par l’effroi provoqué par ce qu’il raconte, avec une implacable sobriété dans la description. La composition du livre suit la chronologie. Tout a commencé par « une histoire de prix de l’essence ». Pour la plupart, c’est la première manif. On « monte » à Paris. Et puis arrive ce qui est nommé, en une expression qui semble douter, « un accident », « un gros accident » ou bien « une agression ». Le langage balbutie, trouver les mots passe dans l’ordre de l’urgence. Ce sont des phrases simples, dures : « Je courais en tenant ma main » ; « Ma main a explosé ».
L’histoire des cinq mains n’est pas seulement celle de leur mutilation. Elles ont eu une vie avant, et leur condamnation résonne encore plus terriblement encore quand on comprend que Ayhan, Frédéric, Antoine, Sébastien et Gabriel, venant des quatre coins de la France, n’ont pas que la blessure en commun. Ils exerçaient principalement des métiers manuels : chaudronnier, tourneur-fraiseur puis plombier, technicien, lamaneur. Même dans « animateur », on entend la main. Leur outil de travail est devenu « lambeau ». Il faut continuer de vivre, au quotidien, dans la douleur physique, dans le handicap, face au regard des autres, et dans les cercles de violence qui emportent les proches (la voix de la mère de Gabriel se joindra au chœur).
Mais le livre de Sophie Divry ne s’arrête pas à son objet. Elle restitue sa charge émotionnelle tout en la contrôlant. La forme choisie sape le discours – comment l’appeler, ambiant ? ordinaire ? tout fait ? – en refusant sa logique, et en particulier en rejetant le principe de non-contradiction. Le montage repose au contraire sur un principe de contradiction, jusque dans les détails : « Ce jour-là, il ne faisait même pas froid. Il faisait super froid ce samedi. » La répétition, la circulation d’objets (une paire de gants perdue, un drapeau tombé par terre), créent un espace de représentation différent, qui rend peut-être mieux compte des situations vécues et où le lecteur est appelé à trouver d’autres repères pour s’orienter.
Cette expression collective rend caducs tous les discours tenus sur les Gilets jaunes ou à leur place. C’est en cela que le livre de Sophie Divry leur est fidèle, tant la question de la parole était au cœur de ce mouvement. Parole prise, comme espace occupé ; parole inouïe, accompagnée de jamais-vu : surgissement dans les beaux quartiers de gens qui n’avaient rien à y faire. Parole demandant une écoute jamais donnée. Même après les violences policières (jamais nommées comme telles) : un manifestant raconte qu’il n’y eut qu’un commandant de police pour dire ces mots simples : « On est désolés de ce qui vous arrive, monsieur ». En leur coupant les mains – châtiment des voleurs – on leur coupa aussi la parole.
Dans la postface où elle explicite les conditions d’écriture de son livre, Sophie Divry rappelle qu’au fil des semaines les médias parlaient de « l’essoufflement du mouvement » – qui continuait pourtant – et remarque : « C’était plutôt un essoufflement de l’écoute ». En rejouant la scène de la manifestation et la scène de l’entretien, en disparaissant de son texte, elle offre cet espace d’écoute refusé. Gabriel, Ayhan, Frédéric, Antoine et Sébastien peuvent donner, augmenter, préciser leur expérience, leurs définitions. L’espace du livre devient ce que n’a pas été l’espace public de la rue ou du commissariat, ou ce qu’il ne fut qu’à moitié. On peut y dire son refus, on peut y dire non : « On n’est pas un bout de tissu […] On n’est pas un bout de chiffon qu’on prend et qu’on jette à la poubelle ».
En se rendant les choses plus précises pour eux-mêmes, les cinq mutilés rendent plus aigüe notre propre compréhension, ils aident notre empathie, ils contrent notre pente à l’habitude de la violence. « Ce n’est pas évident de voir une main coupée », dit l’un d’eux, désarmant, manifestant une compréhension que lui refusent les autres et qu’on n’est jamais sûr d’être capable de donner. Pour la voir, il faut la regarder ; comme pour entendre, il faut écouter : peut-être l’écoute saura-t-elle réparer la parole coupée.