Fracture, qui a valu à Eliza Griswold le prix Pulitzer 2019, est le fruit de sept ans d’investigations et de recherches dans les Appalaches. Cet essai, d’une précision et d’une humanité époustouflantes, raconte le calvaire des habitants des collines d’un coin perdu de Pennsylvanie, à la suite de la dégradation environnementale occasionnée par la fracturation engagée pour obtenir du gaz de schiste.
Eliza Griswold, Fracture. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Séverine Weiss. Éditions du Globe, 416 p., 22 €
Au XXe siècle, Adorno s’est demandé s’il était encore possible d’écrire de la poésie après Auschwitz. Aujourd’hui, le massacre environnemental suscite des interrogations similaires. Sans minorer l’importance des souffrances mises en scène dans divers romans contemporains, on est tellement terrifié par la violence terrienne que, une fois ce livre fermé, on a du mal à concevoir d’autres lectures. Si l’on détruit la planète, à quoi servent les textes ?
Les moins de trente ans – pourtant nettement moins littéraires que leur aînés – semblent en avoir conscience : ils sont friands des livres, des films et des séries « dystopiques », terme inconnu des générations précédentes. Il s’agit souvent d’univers post-apocalyptiques, où la Terre devient inhabitable. Le problème avec ce genre artistique, c’est qu’on se complaît dans la mise en scène de la dévastation. Or, il n’y a rien de complaisant dans l’essai d’Eliza Griswold : l’apocalypse, c’est now ; et ce n’est ni beau ni excitant.
Les premières pages esquissent les grandes lignes de l’ouvrage. On fait la connaissance de Stacey Haney, héroïne du récit, infirmière et mère célibataire de deux enfants de onze et quatorze ans, vivant dans une ferme du comté de Washington en plein cœur des Appalaches, dans le sud-ouest de l’État de Pennsylvanie, près de la frontière avec la Virginie-Occidentale, entre deux petites villes qui ont prêté leurs noms au titre original du livre : Amity and Prosperity. Deux concepts en cohabitation fragile.
En effet, la technologie contemporaine impose parfois des choix difficiles. Autre terme hautement symbolique : « fracture », lié à « fracking » ou « fracturation » (la fracturation hydraulique), processus par lequel on obtient du gaz de schiste, au moyen d’un forage à 1 500 m ou plus à la verticale dans le sol, puis de manière latérale sur une distance pouvant aller jusqu’à 3 km. Cette technologie – interdite en France – est destructrice non seulement pour l’environnement, mais aussi pour les liens amicaux entre voisins : fracture géologique = fracture sociale.
On le voit bien dans le récit, terrible et romanesque, d’Eliza Griswold. On s’émerveille de sa description du quotidien de ses interviewés : sa maîtrise du comté de Washington rappelle celle de Faulkner pour le Yoknapatawpha (mot qui signifie « terre fendue », c’est-à-dire fracturée). La connaissance des « hoopies » – les gens des collines – dont témoigne cette professeure à Manhattan nous inspire intérêt et admiration, tandis que son portrait du tissu social fait penser aux œuvres de Joyce Carol Oates et de Richard Russo.
Ce dernier a été largement sollicité en 2016 pour commenter la victoire de Trump, et on peut également imaginer Eliza Griswold sous les feux des projecteurs en novembre 2020. Non pas par sympathie pour les Républicains, mais pour sa capacité de comprendre le désarroi des laissés-pour-compte vivant dans les territoires défavorisés, associés à un mode de vie méprisé par les citadins sophistiqués des deux côtes, grands consommateurs des ressources naturelles des Appalaches.
Eliza Griswold plonge son lecteur dans le charme désuet de cette vie rurale, à commencer par la foire annuelle du comté de Washington, où Stacey Haney tient un salon de toilettage devant sa caravane Coachman bleue et blanche. Stacey avait passé deux jours agenouillée devant une piscine gonflable pleine d’eau glacée et de shampooing destiné à des chevaux pour laver, coiffer et brosser deux chèvres, deux cochons et quatre lapins, avant de les emmener sur le champ de foire, à quinze kilomètres de chez elle.
On rencontre Beth et John Voyles, vivant ensemble depuis vingt-huit ans sur la ferme voisine, où ils dressent des chevaux et élèvent des chiens de race. Souvent, leur fille Ashley rend visite à l’héroïne avec Cummins, son nouveau chiot boxer, afin de distraire le fils de Stacey, malade pour des raisons mystérieuses et obligé de manquer l’école. Également mystérieuse sera la cause du décès de Cummins. On pense qu’il a été empoissonné. Mais qui aurait fait cela ? « Personne n’empoisonnerait un chiot », dit Stacey à sa voisine. Le vétérinaire explique que le ventre de Cummins a gelé – « cristallisé, comme s’il avait bu de l’antigel ». Beth se souvient d’un incident plus tôt pendant l’été : elle avait vu le chien boire dans une flaque d’eau au bord de la route après qu’un camion fut venu vaporiser un liquide sur la chaussée.
Ce n’est que le début. Chaque page ou presque raconte une toxémie de plus – avec des hommes et des animaux comme victimes –, accompagnée d’une lassitude officielle, voire de mensonges industriels ou gouvernementaux. Si le premier puits à fracturation hydraulique dans la région remonte à 2004, sous l’administration Bush, la fracturation a continué sous Obama, ce qui montre que ce choix a été consensuel, soutenu par les deux grandes formations politiques américaines.
Fracture est une expérience littéraire à part ; la souffrance que transmet, de manière puissante et poétique, cet ouvrage le situe dans la lignée du livre de Job. Poétesse et journaliste, Eliza Griswold est un grand écrivain.