Dans les premiers mois de 1945, Louis Aragon et le Comité national des écrivains proposaient avec Paul Claudel que la dépouille de Romain Rolland, qui venait de mourir, fût transférée au Panthéon en souvenir de son opposition à la folie de la guerre de 14-18 ; la droite, par la voix du Figaro, réclama qu’on rendît le même hommage national au catholique Charles Péguy et la démocratie chrétienne naissante (Maurice Schumann, Gabriel Marcel) plaida la cause d’Henri Bergson. Faute de consensus, rien ne se fit. L’écrivain Maurice Genevoix, né dans la Nièvre comme Romain Rolland, entre, lui, au Panthéon. Dans un geste cette fois incontesté, en tout cas moins politique, d’hommage à « ceux de 14 ».
Évoquons d’abord l’enfance libre et heureuse d’un garnement des bords de la Loire : Maurice Genevoix naît à Decize, dans la Nièvre, en 1890, mais c’est à Châteauneuf-sur-Loire, dans le Loiret, près de Saint-Benoît-sur-Loire, qu’il passe son enfance. Est-il vrai que « tout est joué avant que nous ayons douze ans », comme l’affirme Péguy, autre chantre de la Loire ? Une sensibilité se forme et s’affine dans ces bourgades de province dont Genevoix évoque la vie faite à la fois de sociabilité intense et de rudesse matérielle. Orphelin de mère à douze ans – pour lui un « déchirement qui [le] faisait panteler tout entier » –, c’est un bon élève, issu d’un milieu de notables, et les choses semblent s’enchaîner selon une parfaite logique sociale. Il est interne au lycée d’Orléans puis au lycée Lakanal – comme Péguy avant lui. En 1911, il est reçu à l’École normale de la rue d’Ulm, porté par une « fringale de lectures », sans qu’il envisage une carrière d’écrivain. L’enseignement ? Autant faire la préparation militaire !
Ses projets sont de toute façon bouleversés avec la mobilisation du 2 août 1914 ; sous-lieutenant, il est jeté dans la guerre dès le 25 août, au sein du 106e régiment d’infanterie, avec dans le cœur un singulier mélange de peur, d’exaltation, le sentiment d’une responsabilité et le vertige d’une ivresse nouvelle pour le jeune intellectuel qu’il est. C’est l’expérience de la mort, immédiate, absurde, répétée et collective, qui voile les yeux des camarades, c’est la découverte du sang.
Très vite, sans être pacifiste, il ne se fait pas d’illusions sur la guerre, « sa cruauté, ses aberrations, sa bêtise ». Le sang, les entrailles, les cris et l’agonie dans la boue : il a connu tout cela, plus directement au front qu’Alain, plus intimement encore que Barbusse. « J’ai vécu parmi les Français de mon âge l’un de ces temps ignominieux où le “devoir” condamne à tuer ou à être tué ». Il appartiendra à Romain Rolland de condamner, dans son article « Au-dessus de la mêlée » de 1914, la folie criminelle d’une guerre civile européenne, mais c’est Genevoix qui dressera le tableau le plus terrible et le plus objectif de ces combats « dans l’abominable pourrissoir des tranchées ».
Cinq volumes forment Ceux de 14, hommage plus que réaliste à ses frères d’armes : Sous Verdun (1916), Nuits de guerre (1917), Au seuil des guitounes (1918), La boue (1921) et Les Éparges (1923). Les Éparges… terrible nom, celui de la commune près de Verdun objet de furieux combats en 1915, pour la possession de la crête, Les Éparges où Genevoix a reposé avant son transfert au Panthéon. Blessé à trois reprises, il est réformé après une longue convalescence. Il se sent un « survivant » qui a failli perdre tout ce à quoi il tenait : « ciels, lumières sur l’eau, bleu d’une forêt sur l’horizon ». Certes, comme André Gide le lui dit, il ne s’agit là que de la « littérature des tranchées », éloignée à ses yeux de la vraie « création » littéraire, mais qui peut contester la valeur purement humaine de ce reportage sans fioriture, de ce témoignage irréfutable, implacable ?
Il existe cependant un « autre versant » de l’œuvre, qui manifeste un intérêt presque panthéiste pour la nature, qu’il s’agisse de la Loire, des forêts secrètes, des animaux et des gens de ce pays, une dimension qui parle peut-être davantage aux sensibilités écologiques d’aujourd’hui que le sacrifice de tous ces jeunes gens dont seuls les monuments aux morts gardent le souvenir. Il serait même aisé de rattacher certaines pages de Genevoix au Walden de Thoreau, à Emerson, à Walt Whitman à qui il emprunte plusieurs formules.
Dans les années 1920, Genevoix publie avec succès plusieurs romans qui mettent en scène des personnages originaux, en marge de la société policée, mais en harmonie avec leur environnement. On peut mentionner un des premiers, Rémi des Rauches (1922), un roman dédié « à la Loire » et aux paysans pêcheurs qui habitaient sur ses bords, exposés aux fureurs de ce fleuve en apparence tranquille ; le célèbre Raboliot – prix Goncourt 1925 – qui est un conte de la Sologne dont le héros (si ce terme convient) est un libre braconnier obsédé jusqu’au meurtre par sa passion ; La boîte à pêche de 1926 , « roman-poème » sur la pêche, un éloge de cette pratique qui s’accompagne d’une avalanche de termes techniques ou régionaux, avec de véritables morceaux de bravoure comme la description des vers pour la pêche (chapitre VII) ou le maniement des carrelets. On peut ajouter un roman comme Rroû, de 1931, « l’Odyssée d’un chat », dont on ne saurait lire les dernières pages sans éprouver cette pure compassion dont parle Schopenhauer.
Mais Genevoix ne partage pas la confiance naïve de certains dans la bonté de la Nature : elle peut être belle, elle est cruelle et les hommes ne font souvent que la rendre encore plus sauvage. Même la pêche au brochet, dans sa technicité, relève de cette universelle cruauté. Le plus impressionnant témoignage en est certainement La dernière harde, que Genevoix publie en 1938 et qui initie, avec force détails et le langage adéquat, à la « subtile cruauté de la vénerie ». Il s’agit en effet des relations sur plusieurs années entre un cerf, un grand cerf dix cors appelé le Rouge, et les hommes qui le pourchassent, le Tueur et La Futaie. Est-ce un plaidoyer pour la chasse à courre ou, au contraire, un pamphlet qui en montre l’inutile sauvagerie ? La force intacte du livre (même si l’univers social qu’il décrit semble avoir disparu) est de demeurer dans une ambiguïté qui interdit toute récupération. Romain Rolland, dans son journal, juge, quand il le lit en décembre 1941, que ce roman est « d’un talent admirable » mais il dit son malaise de trouver chez ce « maître écrivain », chez ce « poète de la forêt », « cet hymne exalté au massacre de la chasse » : « le bel orgueil de se mettre à dix, à vingt […] 40 chiens, toute une armée pour forcer une bête seule, magnifique, qui leur tient tête un jour, une nuit […] et tout cela pour goûter, au bout, la volupté ignoble d’enfoncer le couteau dans le noble flanc du cerf aux beaux yeux, épuisé ».
Mais comment ne pas voir les liens que Maurice Genevoix a établis entre ce grand cerf que l’on « sert » – terrible expression pour désigner le moment où l’on tue avec une lame la bête aux abois – et ces jeunes gens, « ceux de 14 », qu’on a jetés dans la guerre à la baïonnette dans les tranchées ? Pas de « belle mort » pour les cerfs. La dernière harde s’achève sur l’opposition entre deux morts chez les cerfs, celle, consentie dans une « mystérieuse sérénité », du cerf Rouge, de la main du piqueux, et celle d’un vieux cerf, le dernier de la harde, abattu sans phrase d’un coup de fusil. Genevoix nous met en présence de « l’âpre faim » qui torture le chasseur et qu’il vient d’assouvir avec ce dernier coup de fusil. Poignard ou fusil. La chasse demeure une énigme.