Alain Joubert, vous le fréquentez depuis plus d’un demi-siècle, vous croyez le connaître, vous avez lu et approuvé tout ce qu’il a publié ici, là, et même ailleurs, confidentiellement d’abord, ouvertement ensuite ! Et puis voilà que vous arrive un petit objet rectangulaire plein de poésie et même de… poèmes ! Ce n’est pas que vous n’en croyiez pas vos yeux, mais la surprise est grande.
Alain Joubert, L’autre côté des nuages. Poèmes, etc. Dessins de Georges-Henri Morin. Ab irato, 126 p., 16 €
Certes, vous connaissez l’hommage d’Alain Joubert à Joyce Mansour publié par son ami et poète trop méconnu Pierre Peuchmaurd (à qui est dédié « Parce que c’était lui », une déclaration d’amitié montaigneuse), vous connaissez aussi cette « traduction optique », avec sa chère Nicole, des œuvres du Tchèque Roman Erben. Vous connaissez même sa réponse à l’enquête menée au lendemain de l’autodissolution parisienne du mouvement surréaliste (« Manomètre », dans Rien ou quoi ?, 1969). Mais il s’agissait en l’occurrence d’une mise à la ligne de la prose, pour mieux faire ressentir la mise au point.g qu’elle exprimait (l’écriture inclusive peut inclure d’autres notions que le genre).
Mais, d’abord, la question du titre, si chère à l’auteur. L’autre côté des nuages est une invitation au merveilleux inconnu et sans doute aussi un petit clin d’œil à l’écrivain et dessinateur Alfred Kubin, auteur d’un conte onirique intitulé précisément L’autre côté, en même temps qu’un clin du second œil adressé par le cinéphile Joubert au Nosferatu de Murnau et à son cartouche tant prisé des surréalistes : « Quand il fut de l’autre côté du pont, les fantômes vinrent à sa rencontre ». Sans parler du légendaire L’autre côté du miroir qu’on pourrait faire suivre de et ce qu’Alain, et non Alice, y trouva. Voilà que, dès le titre, nous sommes invités à franchir le mur du rationnel et à nous émerveiller du pouvoir des mots, de ce qu’ils charrient de sens et de sons, de leur faculté à s’immiscer dans les failles insoupçonnées du réel. « Les merveilleux nuages » chers à Baudelaire ne sont en fait que des portes à ouvrir dans le ciel de la poésie (Magritte aurait pu rendre visuelle, c’est-à-dire réelle, cette opération).
Longtemps, Alain Joubert a gardé pour lui ces moments où l’écriture non pas se laisse aller mais accueille sans réticence la parole intérieure, qui est en même temps la parole du désir et le désir de la parole. Il en explique d’ailleurs la raison dans la courte préface à son recueil. Il n’est pas du genre à faire des cachoteries, encore moins à écrire en cachette de lui-même. Mais nous sommes un certain nombre à nous réjouir de cette exhumation tardive, même si elle fut précédée de publications à caractère confidentiel chez ses amis Pierre Peuchmaurd et Anne-Marie Beeckman. Oui, on peut se réjouir parce que bien peu parlent légèrement des choses profondes et bien peu parlent profondément des choses légères, de surcroît sur un petit air à la Prévert… Témoin cet extrait d’une « Chanson-pirate », à siffloter jour et nuit :
« … il était du soir
comme d’autres sont du matin
d’autres du matin au soir
ou du soir au matin… »
À rebrousse-poil de ce qui eut cours en d’autres temps (pas si lointains), Alain Joubert n’a pas le goût du soi-disant beau langage, des mots rares et précieux, et encore moins celui d’un langage abscons. Il n’a pas non plus le goût des belles images, fussent-elles déconcertantes, ni celui d’un quelconque esthétisme, plutôt celui d’une vérité insoupçonnée dans les choses de la vie auxquelles on ne prête pas attention et qui peuvent s’associer de façon étonnante, les objets qui nous entourent, les événements qui se cachent derrière la banalité quotidienne ou qui errent dans l’ambivalence. Joubert leur accorde une attention inhabituelle, j’oserai dire déplacée, qui suffit à ébranler l’esprit et ses certitudes bancales. « Tromper l’ennui comme on se trompe de porte », est-il conseillé dans « Rectification ». C’est le sens qui fait image ici, confrontation nébuleuse de faits ou d’idées ou de données affectives épinglées je dirai au naturel. Alain Joubert est un « rêveur » qui, même dans l’inconnu, ne s’égare jamais. La preuve, « À l’instant » :
« L’apéritif sonne trois fois
À la porte des morts
Comptoir humide
Gorges asséchées d’espoir
Il n’est déjà plus temps. »
On note ici les majuscules par lesquelles commencent intentionnellement tous les vers, marques du rythme et de la scansion, ingrédients incontournables de tout poème (du grec ποιεῖν, poïein = faire, fabriquer).
Des proses, parfois longues, arrachent ce recueil à l’uniformité. Narratives, faussement explicatives, moqueuses, voire humoreuses, elles rappellent la liberté joyeuse qui imprègne ce recueil. Je conseille de lire à haute voix ce paradoxal « monologue polyphonique » intitulé « La porte à côté », qui est au langage ce que le collage est à l’art visuel : une confrontation de paroles qui paraît absurde au premier abord mais d’où jaillit une réalité nouvelle, insoupçonnée. Quelle profession imaginaire (inimaginable ?) exercent par exemple ceux, celles, ou celui ou celle qui prononce(nt) de tels propos :
« – On ne peut pas dire que la nuit soit triste dès lors qu’on a l’eau à la bouche. Et quand je dis l’eau…
– Oui. Dans le métier, on en voit de drôles, quand même ! »
On aimerait écrire que le ton est donné. On ne le fera pas : comme lors d’une prestation musicale – et Joubert a beau nous expliquer comment il a « cessé d’aimer la musique », il garde encore la nostalgie de ces soirées jazzées où les morceaux s’enchaînent sans se ressembler –, chaque poème a son entité propre. Ici, les mots s’amusent (sa muse) :
« Jeu risque rien ne va plus
le désordre s’installe
et le destin détale
qui sait qu’à faire lit tiers
c’est l’écart qui l’emporte »,
là, sautent d’un endroit à un autre (« À plus d’un titre » amalgame des titres de films comme son très admiré Benjamin Péret en avait manipulé d’autres pour « L’escalier aux cent marches » dans De derrière les fagots. De même, « À quel titre ? » reprend ceux d’airs de jazz en VF). Joubert joue avec les mots mais jamais au détriment du sens, de l’intelligibilité, jamais il ne leur fait perdre le fil d’une certaine logique, seulement rompue par des changements de ton radicaux :
« Interminable pluie
Personne en vue.
Pas de carte d’invitation
Je suis mort
et alors
ce n’est pas une raison
pour fermer ma gueule. »
À mille lieues d’un lyrisme larmoyant, Alain Joubert promène son lecteur dans des prairies de toutes ses couleurs, que Georges-Henri Morin fleurit de dessins dont la cruauté se pare de beaucoup de raffinements et de délicatesses. Le recueil a beau se terminer par un cinématographique « The End », les « Remembrances » qui le précèdent, invisiblement biographiques, rappellent, avec une effusion descriptive et maîtrisée, comme pour échapper à son caractère poignant, inéluctable, qu’en attendant l’autre côté, « la porte est fermée pour toujours ».