Douze voix

Fille, femme, autre, roman de Bernardine Evaristo ayant remporté le Man Booker Prize 2019, est un long poème en prose mettant en scène les histoires et les pensées d’une douzaine d’Anglaises. On trouve des échos de Dos Passos et de Joyce dans cette magnifique mosaïque polyphonique, une forme à la hauteur de la complexité contemporaine. 


Bernardine Evaristo, Fille, femme, autre. Trad. de l’anglais (Royaume-Uni) par Françoise Adelstain. Éditions du Globe, 480 p., 22 €


Bernardine Evaristo, Fille, femme, autre

Bernadine Evaristo © Jennie Scott

Un chœur dodécaphonique, composé presque exclusivement de voix noires ou métisses, s’exprimant l’une après l’autre sur autant de chapitres. Le propos de Bernardine Evaristo est simple : c’est la polyphonie créée par ce mélange de voix riches, ludiques et joyeuses. La mise en page convient, les phrases s’étirant et s’épuisant, disparaissant sans ponctuation finale, telle une pensée, avant de se reprendre après un retour à la page, tout en lettres minuscules, à part les noms propres : seuls ils émergent du flux de conscience, affirmant leur liberté, leur identité.

L’identité : une douzaine de personnes à la recherche de la leur. Elles s’interrogent, elles se réfèrent à leurs consœurs, elles empiètent sur les chapitres voisins, brouillant les pistes, montrant à quel point les êtres humains sont sociables et interdépendants. Nous partirons de la lettre A – pour Amma –, en rendant hommage à la ponctuation poétique de Bernardine Evaristo, si emblématique de l’être en quête d’une révélation, afin de grandir et devenir majeur, voire digne d’une majuscule :

Amma : auteur de La Dernière Amazone du Dahomey dont la première aura lieu ce soir, avec mille personnes présentes dans la salle, fournissant le cadre temporel du roman de Bernardine Evaristo

jusqu’il y a trois ans elle vivait en marge, puis elle a intégré le National Theatre après l’embauche de sa nouvelle directrice

maintenant Amma a deux amantes blanches, n’ayant jamais vraiment remplacé Dominique, son amour de jeunesse ainsi que sa partenaire, l’administratrice de la compagnie dont Amma était directrice artistique

Yazz : fille d’Amma, dix-neuf ans, présente dans la salle avec deux membres de sa bande de l’université, les Non-baisables

elle étudie la littérature anglaise et projette de devenir journaliste

Yazz jette un regard cynique sur l’assistance, dont les amies lesbiennes de sa mère (« les habituelles têtes grises ») ainsi que Roland,

le donateur de sperme homosexuel ayant participé à sa conception, assis dans un costume Ozwald Boateng typique de ses goûts vestimentaires luxueux alors qu’il refuse de financer les études de sa fille

elle se désespère de trouver un amoureux – les garçons de son âge sont obsédés par la pornographie – et, en attendant, elle a un « plan cul », un doctorant américain dénommé Steve (aucun rapport dans la vie réelle avec Steven Sampson !), qui est infidèle à sa petite amie demeurée à Chicago

Dominique : partie il y a trente ans en Amérique, elle est née à Bristol d’une mère afro-guyanienne et d’un père indo-guyanien, avant de rencontrer Amma à dix-huit ans, la seule autre personne de couleur dans leur école d’art dramatique très orthodoxe

elle a traversé l’Atlantique pour suivre Nzinga, rencontrée à la gare de Victoria à l’heure de pointe

à l’instant où celle-ci « se faisait renverser par le rouleau compresseur des banlieusards déterminés à prendre leur train à n’importe quel prix »

les lesbiennes aussi s’avèrent être parfois dominatrices et sadiques, comme Dominique l’apprendra à ses dépens dans le Texas, où elle tombe sous l’emprise de sa compagne et de son projet de construire des maisons en rondins « su des téitoires de femmes »

Carole : Contrairement aux autres héroïnes, Carole travaille dans le milieu de la finance

pourtant elle est idéaliste, elle suit les marchés asiatiques et africains, en essayant de se convaincre du sens de son activité

lors des rendez-vous avec de nouveaux clients, ils sont étonnés de découvrir l’identité de leur interlocutrice

elle revit ainsi le mépris qu’elle a toujours connu

surtout à l’âge de treize ans et demi, le soir où elle assistait à sa première fête, dans la maison de LaTisha

après avoir bu plusieurs verres de vodka-citron sans sentir les 40 % d’alcool,

elle s’est laissé guider par Trey, le frère aîné de son amie Alicia, à Roxleigh Park

où à son étonnement elle se retrouva nue, allongée par terre, les yeux bandés, les bras immobilisées au-dessus de sa tête, pour subir l’envahissement de Trey et sa bande

Bummi : La mère de Carole, elle n’avait pas prévu les désavantages de la réussite de sa fille, de son éducation dans une université célèbre construite pour les riches

sa fille avait tendance à oublier qu’elle était nigériane, elle se prenait pour une Anglaise

les Anglais, aux yeux de Bummi, sont dans le gaspillage, ils payent des sommes astronomiques pour des produits alors que les immigrants sont pratiques et frugaux

LaTisha : elle est responsable du rayon fruits et légumes d’un supermarché,

habillée dans son uniforme : pantalon bleu marine avec pli sur le devant, gilet bleu marine, chemise blanche fraîchement repassée

c’est le prix à payer pour ne pas avoir supporté l’autorité à l’école

sa révolte fut-elle liée au départ de son père, qui a quitté le domicile sans avertissement lorsqu’elle était adolescente ?

elle avait annoncé à ses amis qu’il était mort d’une crise cardiaque

à dix-neuf ans elle était déjà mère de deux enfants

puis est arrivé Trey, le violeur de Carole, devenu père de « l’enfant numéro 3 »

Shirley : fille d’ouvriers, elle a toujours été attirée par les Noirs, et a été adoptée par l’équipe d’Amma au lycée, la seule Blanche de sa bande

elle est enseignante à Peckham, l’école pour filles et garçons,

la seule de sa fratrie à avoir réussi

ses parents sont fiers qu’elle soit allée à l’université pour y étudier l’histoire et ensuite passer une licence en sciences de l’éducation

elle cherche à rendre l’histoire amusante et pertinente, mais ce n’est pas évident, surtout en face de « petits bougres » qui arrivent avec des images de svastikas collées sur leurs boîtes à crayons et des badges du National Front sur leurs blousons

elle leur montre des photos de Bergen-Belsen

elle doit aussi affronter sa collègue Penelope Halifax, adepte de la thèse selon laquelle l’intelligence serait innée, et qui pense que la moitié des gosses devraient être exclus temporairement ou renvoyés, tellement ils ont « l’esprit bouché ».

Winsome : née à la Barbade, mère de Shirley, elle adore être entourée par sa famille et leurs amis, dont Amma, meilleure amie de sa fille

elle ne comprend pas l’insatisfaction de celle-ci,

elle qui a abîmé sa santé en travaillant sur la plateforme d’un bus à impériale, exposée à la pluie, à la neige, à la grêle,

accablée par le poids d’une lourde poinçonneuse accrochée à son cou et une sacoche à billets autour de la taille

Penelope : adversaire de Shirley, elle a appris à seize ans qu’elle n’était pas la fille biologique de ses parents, qui ne lui ont jamais dit qu’ils l’aimaient

elle avait été déposée dans un berceau sur les marches d’une église,

anonyme, non identifiée, mystérieuse

elle « fondit » sur Giles, peu après avoir senti son identité « exploser en fragments épars »,

le « piéger » devint son obsession, et elle finira par épouser ce capitaine de l’équipe de rugby du lycée de garçons

mais Giles ne voulait pas qu’elle travaille, et, lorsqu’elle a insisté, il l’a quittée, lui laissant la maison

Megan/Morgan : son père vient de Malawi, où tout est réparable : montres, stylos, meubles, vêtements, lampes, vaisselle cassée « recollée façon puzzle », et même sa fille

Megan est un mélange d’Éthiopienne, d’Afro-Américaine, de Malawienne et d’Anglaise

à seize ans, dégoûtée par son corps, elle s’est rasé les cheveux, a mis des chaussures d’homme, et se sentait soulagée que les hommes aient arrêté de la regarder

lors des élections à la fin de l’année scolaire, elle a eu deux titres : plus virile et plus laide fille de sa classe

elle a trouvé un poste dans un McDo, a commencé à se goinfrer de poulet, de fromage, de frappés au chocolat belge, jusqu’à sembler prête à « éclater comme un ballon hyper gonflé »

elle passait ses soirées dans Quayside où elle ingérait cocaïne, crack, kétamine, cannabis, LSD et ecstasy

elle a rencontré Bibi, né homme et devenu femme, et, sous son influence, Morgan (ex-Megan) s’est défini de genre neutre

Hattie : arrière-grand-mère de Megan/Morgan, à quatre-vingt-treize ans elle est aussi arrière-arrière-grand-mère

ses descendants ont l’air plus blancs que noirs, parce que ses enfants ont épousé des Blancs

Grace : mère de Hattie, fille d’un marin abyssinien et d’une mère anglaise qui avait à peine seize ans quand elle est née et qui fut rejetée par son père pour avoir donné naissance à une métisse

devenue orpheline très jeune lorsque sa mère meurt d’une tuberculose

donc élevée dans un foyer pour jeunes filles à la campagne avant de devenir femme de ménage

sa fortune a changé quand, tels les fils d’Israël, elle rencontre Joseph

accueillie par lui, elle devient son épouse et la maîtresse de sa ferme

Bernardine Evaristo, Fille, femme, autre

Lorsque l’ultime voix s’éteindra, celle de Grace, il y aura une fête, un instant de grâce où les héroïnes de Bernardine Evaristo se retrouveront dans une salle du National Theatre pour féliciter la dramaturge de la réussite de La Dernière Amazone du Dahomey. Si cette pièce raconte la résilience de femmes soldates dans le Bénin du XIXe siècle, le roman de Bernardine Evaristo, lui, célèbre celle d’un peuple métissé du XXIe.

Tous les articles du n° 116 d’En attendant Nadeau