Une traduction n’est pas la rivale d’une autre traduction, mais une fleur ajoutée au bouquet, ou bien, si l’on préfère, un falerne au banquet. André Markowicz et Françoise Morvan donnent à respirer de nouveau et à déguster la magie de Boulgakov. On s’y adonne volontiers et on s’y engloutit. Pour un écrivain, un poète, un traducteur, partant pour le lecteur, la mort des mots n’existe pas.
Mikhaïl Boulgakov, Le Maître et Marguerite. Trad. du russe par André Markowicz et Françoise Morvan. Inculte, 559 p., 22,90 €
« Quand les orages cessèrent et qu’arriva l’été torride, apparurent dans le vase ces roses tant attendues et qu’ils aimaient tant. Celui qui se désignait comme le maître travaillait fiévreusement à son roman, et ce roman engloutit également l’inconnue. » Parce que les mots ne perdent rien de la vie, que ceux-là sans celle-ci resteraient mécaniques puis inertes. L’édition ne manque pas de livres machines pour mauvais sommeils.
Cependant Boulgakov avertit et rassure : « les manuscrits ne brûlent pas » et leur mort n’existe pas. Gogol n’a rien pu brûler du génie qu’il nous laisse. La mort n’est ni pour lui ni pour Boulgakov, qui n’envisageait même pas de voir publier son roman ; ni même pour un Maïakovski (qu’on le lise !) qui, à sa manière, ne flattait pas le régime et la société que celui-ci tirait au forceps. Et tant, tant d’autres de cette Terre et ses siècles : la mort les a emportés et les emporte sans réussir à prendre et dissoudre comme une chair leur œuvre.
Mikhaïl Boulgakov, à travers son œuvre, interroge les Temps. Il interroge l’Histoire et les Écritures. Celles-ci ne sont pas Celle-là. Elles portent un enseignement. Elles veulent le transmettre. Elles ne se soucient pas d’être ou de n’être pas historiques. À l’Histoire de leur répondre ou non, c’est son affaire, et le héros Woland, personnage complexe (qui, plus précisément que le mal à l’état pur, représente une volonté d’ajustements à défaut de réelle justice), peut y agir tout à son aise.
La force de Boulgakov est d’interroger historiquement les Écritures, de les récrire en les dépouillant de leur caractère sacré, afin que l’homme puisse comme y respirer plus humainement, et mieux y reconnaître sa vie et ses souffrances. En tout cas, revenir à la Terre et à soi : « Puissance de l’au-delà ou pas de l’au-delà – quelle importance ? J’ai faim. » C’est Marguerite qui parle au Maître. C’est l’être humain qui parle tout bonnement avec sa faim. De cette faim quotidienne, et sous son poids on vit, on écrit, on meurt sans l’avoir assouvie, car elle déborde toujours.
C’est ainsi que, dans les années 1930 et le Moscou de Staline mais aussi de Boulgakov (cela, il ne faut pas l’oublier), un poète officiel en arrive à dire : « C’est autre chose que je veux écrire. » Cette voix au cœur du roman de Boulgakov, d’autres voix, au cœur même du mauvais roman de la terreur des années trente en URSS, d’autres voix, rares sans doute, mais réelles, cachées, voire inavouées à elles-mêmes, lui faisaient écho. Aujourd’hui, pourquoi pas, c’est toujours autre chose que les écrivains peuvent désirer être, dans les bruits et les querelles de leurs cercles et de leur temps : y prendre part n’oblige pas à s’y identifier. Mais on ne pourra jamais faire qu’une écriture ne soit pas d’abord par elle seule une source de vie et de liberté.
On ne pourra jamais non plus réduire Le Maître et Marguerite à la seule intention critique et satirique pourtant là et bien là, mais elle n’est pas l’unique motrice : le projet de Boulgakov a davantage d’envergure. L’écriture est en quelque sorte plus profonde que notre terre sociale. Et négligeant les lavabos de louanges ou d’indignation, elle commence réellement là où l’on ne peut plus se laver les mains, mais où avec sa poussière il faut bien s’avancer seul.
Le Maître et Marguerite déploie et alterne deux écritures somptueuses : la première, tout échevelée, suit les frasques et les jeux tragiques et drolatiques qui mettent sens dessus dessous le Moscou des années Staline ; la seconde, grave et hiératique, rapporte les temps d’une vérité que Boulgakov sécularise et arrache aux interprétations et récits officiels des Églises. La première est une satire ludique et déchaînée : elle court les rues, les places, les immeubles de Moscou. La seconde visite Ierchalaïm (Jérusalem) et ses alentours, met face à face le procurateur Ponce Pilate et Ieshoua, emprunte les sentiers accablés de touffeur ou bien nocturnes de Gethsémani. Soleil et orages insoutenables, places vociférantes ou vides, nuits coupe-gorge. Mais c’est à la nudité aérienne et moqueuse de Marguerite que Boulgakov donne son consentement et abandonne la magie de sa langue.
Marguerite n’est à l’aise que nue, libre de corps et d’esprit, pour ne demeurer offerte qu’au seul Maître. Elle n’évite pas Satan, jusqu’à ce que son chemin par lui-même s’en écarte : elle n’a pas peur. Elle ne craint que pour le Maître, ses manuscrits et son gîte terrier. Elle protège l’écriture du Maître, elle est la gardienne et la bonne fée de son feu, le feu même de Boulgakov, transmis chez nous d’une traduction l’autre, depuis les années soixante du siècle dernier. Le Maître et Marguerite a paru pour la première fois en français (aux éditions Robert Laffont, en 1968) dans une traduction de Claude Ligny. Vint ensuite la traduction de Françoise Flamant (Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002). Toutes deux encore vivantes et, à ce titre, incomparables. « Le vivant est incomparable », écrivait Mandelstam.
Le travail d’André Markowicz et Françoise Morvan ajoute aujourd’hui une note à la fois originale et contiguë. Il n’y aura jamais de statut définitif d’un texte à travers une traduction qui additionne sa fonction propre à l’œuvre originale. Celle-ci est un fruit immuable, unique. Chaque traducteur l’exprime, selon sa main qui s’applique en même temps à modeler un analogue.
« Au déclin d’une chaude journée de printemps, sur la promenade de l’étang du Patriarche, apparurent deux citoyens. » (trad. Claude Ligny)
« Au déclin d’un après-midi de printemps torride, deux citoyens débouchèrent de compagnie sur le square des étangs du Patriarche. » (trad. Françoise Flamant)
« Par un torride crépuscule de printemps, au bord des étangs du Patriarche, parurent deux citoyens. » (trad. André Markowicz et Françoise Morvan)
C’est la première phrase du roman. Une traduction se fait avec les mots de toujours et un moment présent. Le lecteur arrive à son heure, et le guide traducteur se présente de lui-même. Avec son corps et ses mots. C’est en quelque sorte un aventurier. Il porte sa légitimité. Personne d’autre n’y peut rien. Le dernier mot du roman, chez nos trois traducteurs, est : « Ponce Pilate ». Un nom toujours évocateur. Des crimes de son époque un écrivain ne peut se laver les mains. En Union soviétique, plus d’écrivains qu’on ne croit, et bien plus que ceux que l’on cite toujours, l’ont prouvé.
La petite chambre de Moscou où écrivit et mourut Boulgakov s’est révélée citadelle, « mont sacré, superbe d’élan » : Staline n’a pas osé la prendre, ni en descendre la gloire de l’écrivain. Il ordonna à son secrétariat de téléphoner un jour de mars 1940 : « Est-il vrai que le camarade Boulgakov est mort ? – Oui, c’est vrai. On raccrocha (1). » Un doute libérateur.
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Sergueï Ermolinski, introduction à Le Maître et Marguerite, Robert Laffont, 1968. Signalons aussi, dans l’édition Inculte, les notes peu nombreuses, brèves, précises d’André Markowicz et Françoise Morvan : elles éclaircissent des points de la lecture sans en rompre le charme.