Longtemps, les chercheurs en sciences sociales s’intéressant aux objets ou plus largement à la culture matérielle se sont plaints de voir leur centre d’intérêt relégué aux marges des grandes tendances académiques. Mais, depuis quelques années, se dessine un mouvement, difficile à mesurer et à dater précisément mais bien réel, vers une prise en compte plus systématique, plus sérieuse et plus variée du rôle majeur des objets et des techniques dans l’histoire et les structures des sociétés. Deux ouvrages s’inscrivent dans la bibliographie désormais fournie de ce champ de recherche : par les objets, les quatre-vingt-cinq chercheurs du Magasin du monde racontent la mondialisation depuis le XVIIIe siècle, tandis que Bruno Cabanes expose la guerre depuis 1914.
Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre (dir.), Le magasin du monde. La mondialisation par les objets du XVIIIe siècle à nos jours. Fayard, 464 p., 25 €
Bruno Cabanes, Fragments de violence. La guerre en objets de 1914 à nos jours. Seuil, 264 p., 35 €
Ces chercheurs férus de culture matérielle regrettaient que l’histoire, l’anthropologie, la sociologie, ne s’intéressent pas suffisamment aux objets, ignorent trop souvent les techniques, préfèrent les hautes sphères de la pensée, du symbolique et du politique, au concret de la matière, du substrat qui pourtant conditionne pour une large part nos existences et où se joue une grande partie des rapports de force du monde contemporain. Déploration justifiée, sans doute, même si elle ignorait une masse de travaux de recherche de qualité, peu ou mal diffusés.
Il serait trop long d’énumérer les jalons éditoriaux de cette tendance, depuis L’histoire des choses banales de Daniel Roche (Fayard, 1995), qui fait figure de pionnier dans ce domaine en langue française. Pour prendre seulement deux exemples récents, on peut citer la belle enquête de Nicolas Offenstadt sur les vestiges matériels témoignant in situ de l’effacement mémoriel de la RDA (en particulier dans son chapitre 2 sur les « objets errants »). Moins médiatisé, le livre de Françoise Wacquet questionnait les conditions matérielles du travail savant depuis le XVIe siècle. Dans des registres très différents, ces publications ont montré le bénéfice heuristique que l’histoire peut tirer de l’étude des objets, à condition de ne pas les considérer comme accessoires mais bien comme partie prenante de la vie sociale.
Même s’ils sont d’ambition et de structure très différentes, Le magasin du monde et Fragments de violence adoptent l’un et l’autre un plan de catalogue : ils peuvent se lire article par article, dans le désordre, en piochant au hasard dans la liste ou en se laissant happer par une image, sans que cela pénalise aucunement leur portée scientifique. Comment les objets changent le monde et font évoluer les rapports de force, comment participent-ils à la diffusion de l’influence culturelle de certains pays ou de certains continents selon les époques, mais aussi quelles seront les conséquences environnementales de leur production ? Le magasin du monde ouvre ses portes au XVIIIe siècle, début de « la mondialisation par les objets ». Ces derniers proliféraient et circulaient auparavant, mais ils étaient moins nombreux, ils voyageaient moins massivement et sur de moins grandes distances. Cette massification combinée à l’accélération des échanges a généré un intense jeu de valeurs.
Au-delà des anecdotes qui foisonnent dans l’ouvrage dirigé par Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre, nous voyons se dessiner un paysage mondialisé par la circulation de biens de consommation et de symboles matériels, mais aussi de pratiques jadis très localisées et de butins à fort enjeu politique. Les 85 contributrices et contributeurs du livre, historien-ne.s pour leur quasi-totalité, proposent un mélange d’objets manufacturés, de plantes ou dérivés de plantes (le bonsaï, la quinine), d’images, de documents (la carte, le passeport), de matière animale (le coquillage) ou minérale (le biface). Des choses aux statuts très variés, à propos desquelles le lecteur s’aperçoit qu’il ne s’est jamais posé les bonnes questions : depuis quand utilise-t-on des cercueils en France ? Quand est apparue la première banderole ? Quel lien entre le coronavirus et le bidet ? Comment le divan est-il devenu l’emblème de la psychanalyse ?
L’ordre des articles, très synthétiques puisque aucun ne dépasse quatre pages, brise astucieusement la chronologie. Les objets ne sont pas classés en fonction de leur date de fabrication mais de celle de leur exposition, de leur mise en vente, de leur émergence dans la vie sociale des hommes. Ainsi le timbre-poste précède-t-il le biface et la planche de surf se voit-elle rattachée au XVIIIe siècle, tandis que le fétiche renvoie autant à l’histoire longue de l’Afrique qu’à la captation coloniale de ses richesses et de ses symboles, pour en venir au processus de restitution engagé en 2018 par la France. Toutefois, c’est bien un objet d’aujourd’hui qui ferme la liste, le masque prophylactique, incontestable et international objet de l’année 2020.
Ce choix de transgresser la linéarité temporelle pour privilégier la dynamique d’un musée en perpétuel réaménagement est une option pertinente pour penser les objets de façon relationnelle, dans le cadre de leur socialisation. Celle-ci est aussi une politisation. Il y a des objets explicitement politiques, comme la médaille socialiste, le passeport, le drapeau, le gilet jaune. Mais il y a tous les autres, que l’histoire charge au fil des siècles de valeurs collectives transcendant leur identité originelle – celle-ci n’ayant rien de figé. Ainsi, quand Nicolas Marty affirme que « la bouteille plastique est aussi un objet politique », nous serions tenté de répondre : quel objet ne l’est pas ? Et même si les choses inventoriées dans ce Magasin du monde ont une longue histoire, elles ne sont pas pour autant cantonnées à un passé révolu. Elles sont encore actives, participant à la vie économique et sociale, influençant nos existences et pesant sur notre environnement ou stimulant des perspectives d’avenir renouvelées.
C’est l’une des forces de l’ouvrage de pousser l’analyse jusqu’à la situation contemporaine, de mettre en évidence les conséquences directes ou indirectes de ces histoires matérielles pour nos existences et parfois pour notre avenir ; la problématique des déchets est en effet cruciale pour bon nombre des objets considérés, principalement les matières plastiques. Mais si la production de masse est à l’origine d’un bon nombre de nos craintes environnementales actuelles, Le magasin du monde invite également à explorer des solutions concrètes offertes par des techniques et des pratiques associées aux objets. L’article consacré par François Jarrige au manège animal se conclut par une stimulante hypothèse : et si, dans les objets et les techniques du passé, se trouvaient les réponses à nos problèmes énergétiques et environnementaux contemporains ? De même, l’évocation de la corde de Manille permet de réfléchir à l’usage renouvelé d’objets en fibres végétales produites par des agriculteurs indépendants sans engrais ni traitement.
L’absence d’illustrations, que les auteurs ne justifient pas, n’est pas rédhibitoire car les textes sont suffisamment précis et détaillés pour n’avoir pas besoin d’un complément iconographique. À notre époque submergée par l’image, on ne s’en plaindra pas, mais, inversement, il est évident que le choix plus muséal de Bruno Cabanes dans Fragments de violence l’obligeait à montrer chacun des objets traités, parce qu’ils relèvent pratiquement tous de destins singuliers. Les notices attachées aux images ne comptent que quelques lignes seulement pour certaines, mais sont introduites par des textes plus denses en tête de chapitre.
Ce livre est un catalogue thématisé, couvrant les conflits majeurs de 1914 à nos jours, de la Grande Guerre à l’Afghanistan en passant par le Vietnam et la Shoah, présentant aussi bien des armes que des objets de mémoire ou de propagande et des produits artisanaux réalisés dans les tranchées – œuvres évoquant la créativité des tranchées de 1914-1918, cette « Grande Guerre » qui fut avant tout, nous dit l’auteur, faite d’interminables attentes. Tandis que Le magasin du monde égrène une liste d’objets génériques, Fragments de violence fouille les tragédies familiales, nomme ceux qui ont fabriqué les objets ou porté les vêtements, dotant les vestiges des conflits contemporains d’une charge émotionnelle considérable. C’est bien là un des atouts de l’histoire narrée à travers les cultures matérielles.
Ce que montrent ces deux ouvrages, parce qu’ils adoptent deux échelles différentes, c’est que l’attention portée aux objets nous permet d’articuler l’universel et l’intime, en donnant prise à des analyses globales – l’histoire mondiale de la consommation – et à des études de cas singuliers – les traces mémorielles laissées par des victimes, précisément identifiées. À cet égard, Bruno Cabanes souligne l’ambivalence fétichiste des objets de la Shoah, car ils sont d’autant plus fortement chargés d’affect que leurs propriétaires ont péri dans des camps et d’autant plus émouvants qu’il est possible de les rattacher nommément à un destin singulier. Leur valeur scientifique semble engloutie par le traumatisme, effacée par la trace concrète d’un massacre difficilement concevable, voire inimaginable. La tension entre « l’exigence documentaire et les attentes émotionnelles du public » donne indéniablement sa puissance d’évocation à cet ouvrage, mais celle-ci ne se limite pas à l’empathie pour les victimes. Car certaines images sont également stupéfiantes par la violence archaïque qu’elles suggèrent, telle cette arme de tueur, sorte de massue primitive renvoyant le soldat de l’ère industrielle à son ancêtre des cavernes. Si les auteurs du Magasin du monde revendiquent qu’« il est possible d’écrire, grâce aux objets les plus communs, une histoire du monde à hauteur d’humains, à hauteur de mains », c’est peut-être le livre de Bruno Cabanes qui tient le mieux ce pari, en associant des créations singulières à des reliques souvent poignantes.
À la fin de leur introduction, Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre émettent l’hypothèse de « la fin des objets » que nous serions en train de vivre. « La prise de conscience actuelle des dommages infligés à la planète n’invite-t-elle pas un nombre croissant d’entre nous à considérer de nombreux objets comme le produit d’industries polluantes – et autant de futurs déchets ? », s’interrogent-ils, se demandant si l’ère de la consommation entamée au XVIIIe siècle n’est pas « en train de finir avec nous ». Il est permis de ne pas partager cet optimisme, d’abord parce que la prise de conscience en question ne paraît ni universellement partagée, ni toujours conjuguée à l’indispensable autolimitation des besoins. Ensuite parce que la « dématérialisation du monde » qu’annoncerait la multiplication spectaculaire des objets connectés est elle-même une source de surproduction et de pollutions majeures. Non, décidément, qu’on le regrette ou qu’on s’en réjouisse, la fin des objets n’est pas pour demain…