Héritage de Miguel Bonnefoy est l’agile et courte hagiographie d’une famille de martyrs confrontés à l’âpreté du vingtième siècle. Il raconte quatre générations des Lonsonnier. Le patriarche quitte la France, la pauvreté et le phylloxéra à la fin du XIXe siècle. Pour seule richesse, il emporte une vigne du Jura dans sa poche et la langue française dans sa bouche.
Miguel Bonnefoy, Héritage. Rivages, 256 p., 19,50 €
Après une traversée initiatique, le personnage arrive par hasard au Chili, où une erreur d’un agent des douanes lui donne pour patronyme le nom mutilé de son village – son seul nom jusqu’à la fin du roman de Miguel Bonnefoy. Ce geste inaugure une lignée d’appartenances tiraillées entre deux continents, d’allers-retours transatlantiques cousus aux événements de l’Histoire terrible, de patriotismes irrémédiables qui embrassent à contretemps, à contre-rive, sur un bord de l’océan, le drapeau de l’autre.
Par ses personnages, le récit est un examen des appartenances tierces, tendues entre deux allégeances qui ne se résolvent pas, et ce dès l’exergue de George Santayana – lui-même un de ces « third-culture kids ». Chacun des dix chapitres porte le nom d’un des saints déracinés de cette légende dorée, et fonctionne comme une entrée dans un arbre semi-généalogique où figurent aussi ceux qui croisent la famille jusqu’à en faire presque partie.
Est ainsi dressée une constellation de cet héritage parcouru chronologiquement : chaque pôle, chaque portrait, chaque intrigue des héros réfléchit les autres. Ces jeux de reflet tracent l’écart qui les sépare du reste et les ressemblances qui les en rapprochent – comme dans un album de famille s’esquisse un air de ressemblance, de destin commun. On devine – et certaines interventions médiatiques de l’auteur semblent le confirmer – qu’il s’agit de la narration d’une histoire familiale assumée par le dernier héritier. Sa présence affleure derrière la narration à la troisième personne, au passé simple, omnisciente, d’une série d’anecdotes familiales. L’écriture les relie entre elles.
Là réside le talent de conteur de Miguel Bonnefoy, déjà aperçu dans ses romans précédents. Tout semble correspondre à une mise par écrit d’événements médiés par un récit préalable. Dit autrement, Héritage établit une suite hétéroclite d’histoires familiales préalables, que l’on imagine entendues, réunies en une même écriture dans un tout romanesque lumineux. Une voix (celle du parent racontant les faits et dits des aïeux aux dernières générations de la famille) mélange les différentes temporalités dans une même aura de légende, de geste. Ce halo est souligné par une prose milliardaire de mots rares. De même, la volonté d’éblouir le lecteur mène parfois à des trouvailles intéressantes, dans les torsions des niveaux de référence par synecdoques. Par exemple, à propos d’une famille de musiciens : « Elles grandirent dans un univers d’opéras et de symphonies, étudièrent le solfège avant l’espagnol et leur premier mot fut une note. »
Se crée ainsi une forme d’accent qui joint entre eux les moments les plus réussis du roman : des sortes de médaillons, d’estampes visuelles très touchantes (une femme accouchant seule sous le regard des oiseaux d’une volière, un pilote de guerre qui meurt en signalant le drapeau chilien cousu sur son uniforme lors d’une bataille au-dessus du canal de la Manche, etc.). S’ajoute à cela l’héroïsme de personnages – notamment féminins – toujours du bon côté de l’histoire, leur sourd entêtement devant les esquives du destin, et leur inscription dans le récit épique englobant les espoirs et déboires de la gauche humaniste latino-américaine. Le lecteur en sort attendri, enthousiasmé par une impression d’aisance, d’efficacité romanesque.
Pourtant, c’est peut-être là que réside le danger qui menace de l’intérieur l’écriture de Miguel Bonnefoy : elle est tenue par une série de certitudes non interrogées. Très vite, ce qui apparaît comme une enquête romanesque sur les histoires reliant des photographies familiales devient une imagerie. Elle est plaisante, en ce qu’elle rassure les récits habituels et tente d’y ressembler. Et le cliché n’est jamais loin, ni dans les thèmes ni dans les formes.
Ainsi, lorsque le personnage de Margot, pionnière de l’aviation chilienne, fait son premier vol, elle découvre que le ciel est « d’une féminité explosive, aux rondeurs corollaires. Cette demeure était faite comme un nid, un sein, prouvant que les premières civilisations des nuages avaient été matriarcales ». Pour un tel moment, pour une telle protagoniste, on pourrait songer à un propos moins convenu que la réitération du prétendu caractère rond, nourricier, matriciel, utérin, du féminin sempiternel. L’envol de l’écriture dans les clichés va à contre-sens de celui de l’héroïne. Il en va de même de toutes les apparitions de personnages amérindiens, qui, malgré leur connotation positive, sont présentés comme des pierres de touche ouvrant une réalité para-rationnelle, magique, hors du temps et de l’histoire. Ils sont par là même réduits à leur rôle de légendes dépolitisées, déshistoricisées.
L’écriture elle-même peut être soumise à un questionnement analogue. On y décèle une multitude trop explicite d’indices renvoyant à Cent ans de solitude. Le jeu de flashforward/flashback (« des années plus tard il se souviendrait que… ») devient abusif ; l’est aussi la présence fortuite de gitans déplaçant les personnages d’un passé vers un autre ; tout comme les cailloux, qui sont systématiquement, comme chez García Márquez, des os de dinosaure. Là où le Nobel colombien ponctue chaque intensité narrative du soupçon de l’odeur des goyaves, Miguel Bonnefoy disperse le parfum des citrons à chaque naissance, à chaque scène coïtale, à chaque deuil, à chaque souvenir traumatique… On pourrait imaginer un questionnement par le texte, depuis le texte, du classique incontournable de l’identité latino-américaine. Ou une réécriture, un hommage conscient aux littératures du passé et à leur portée dans l’écriture de l’identité actuelle. Ou même un jeu intertextuel carnavalesque assumé. Mais l’impression qui demeure est plutôt celle d’un confort, vis-à-vis de soi-même, dans un exotisme conscient et content de l’être, mais surtout conscient des attentes du lecteur européen, de ce qu’il pense être l’Amérique latine.
C’est compréhensible : le mélancolique roman européen semble s’enamourer chaque fois plus de sa superstition réaliste, cédant devant un « réel » si définitif qu’il ne peut qu’en témoigner, comme celui qui raconte une défaite. Confronté aux déferlements de cacatoès et de fantômes du « réel merveilleux » de certains Suds, son lecteur se met à rêver, à voyager. C’est le filon que Miguel Bonnefoy exploite.
Faut-il pour autant que le roman latino-américain se plie à la définition qu’on en donne – notamment depuis les divers Nords – depuis plus d’un demi-siècle ? Faut-il qu’il l’intériorise pour plaire et se plaire ? Qu’il s’arrête à son folklore désormais muséal, qu’il s’enferme en ses habiles récits de sorcelleries torrides, de jungles diluviennes, de dictatures assassines, de résistances échouées, de magies et d’horreurs quotidiennes légendaires ? N’est-ce pas là arrêter son histoire aux séjours des tourismes littéraires ? N’est-ce pas là rassurer des identités fixes, et condamner les rives à se momifier mutuellement dans l’image que le regard de l’une renvoie à l’autre ?
Dans son discours de réception du prix Nobel, en 1982, Gabriel García Márquez disait : « l’interprétation de notre réalité par des schémas étrangers ne fait que contribuer à nous rendre chaque fois plus méconnus, chaque fois moins libres, chaque fois plus solitaires ». Quarante ans plus tard, le réalisme magique est peut-être désormais un schéma étranger, une attente étrangère, une injonction (« ressemblez à ce que l’on a lu que vous êtes ! »).
Non pas que l’emploi d’hallucinations et de la mythique impossibilité du mythe soit à proscrire. Ce sont encore des outils capables de rendre raison d’une réalité historique qui, par l’éternel recommencement de l’abject, ne se résout pas à être concevable. Mia Couto, Roberto Bolaño, Pedro Lemebel, Yuri Herrera, tant d’autres, continuent de les utiliser comme des prismes qui démantèlent la vision d’horreur lisse que semble être toujours, depuis toujours, l’Histoire des divers Suds. En ce sens, les leçons des générations héroïques et précédentes, de García Márquez ou de Carpentier, restent énonçables, ré-énonçables. Mais les réciter, les perpétuer sans les questionner, pour se rassurer et amadouer son lecteur, cela nous rend peut-être encore plus solitaires.