« Quand j’étais jeune […] notre mère avait pour habitude de planter de minuscules clous dans la porte d’entrée pour éloigner la malchance. La malchance a dû passer par la porte de derrière », confie Amar, le narrateur des Descendants de la dame aveugle, roman de l’auteur indien Anees Salim, né au Kerala.
Anees Salim, Les descendants de la dame aveugle. Trad. de l’anglais (Inde) par Éric Auzoux. Banyan, 318 p., 20,50 €
Si la famille d’Amar semble avoir en effet laissé le mauvais sort s’insinuer dans sa demeure, elle semble s’être aussi montrée prompte à s’y substituer, en tyrannisant, exploitant et faisant passer de vie à trépas certains de ses membres. Amar, victime lui-même des coups du sort ou de sa famille, raconte avec un brin d’ironie leurs différents malheurs, avant de se suicider en bon mélancolique désireux de s’assurer une victoire sur l’absence de sens de l’existence. Il laisse derrière lui les quelques centaines de pages qui forment l’histoire du Bungalow (nom de la maison familiale), c’est-à-dire ce roman, et le termine, bravache, sur une ultime boutade : « La seule chose que je craigne, ce sont les termites ».
Amar, qui meurt à vingt-six ans, aurait d’abord plutôt dû craindre les termites intérieurs, ceux qui rongent la psyché et le rapport au monde, mais Amar s’en est bien accommodé pour transformer la simple saga d’une famille musulmane habitant une petite ville de la côte du Kerala en un lamento sur l’impossibilité d’exister. Un épisode de sa jeunesse peut d’ailleurs être lu dans ce sens. Un matin, Amar adolescent fait une fugue qu’il souhaite définitive et parcourt quelques kilomètres à vélo vers la mer, avant de rencontrer un camarade qui lui demande où il va et lui signale que, plus loin, la route bute sur un rocher et s’interrompt. Il ne lui reste qu’à s’en retourner chez lui, à la tombée du jour, retrouver une famille dont il imagine déjà l’angoisse ou la fureur causée par son absence. Lorsqu’il pénètre dans le Bungalow, il trouve la table mise, son couvert préparé ; personne n’a remarqué sa disparition.
Les autres événements que raconte Les descendants de la dame aveugle vont tous ajouter à cette charge de tristesse ; certains empruntent au mode grotesque ou sardonique, d’autres moins. Il y a, par exemple, le « demi-ratage » de la circoncision d’Amar à cinq ans (qui le prédispose selon lui à devenir à 50 % athée), la mort de sa sœur lors d’une sortie scolaire, les blagues qu’il a faites gamin, la vente de biens pour marier la sœur aînée, la double vie du père, l’extrémisme religieux du frère, l’accaparement des biens de la grand-mère – la dame aveugle du titre, qui bien sûr voit plus clair que tout le monde… Il y a surtout la révélation d’un secret de famille : l’existence d’un oncle, à qui Amar ressemble comme deux gouttes d’eau et qui s’est suicidé à l’âge de vingt-six ans – un destin tout tracé dans lequel se glisser. Le continuo triste et grinçant se fait ainsi entendre avec régularité, tandis que les motifs thématiques de redoublement, d’identification, de perte, se répondent. Les différents moments du roman, un peu disparates, s’organisent alors en une mélodie suivie aux tonalités majeures et mineures.
Mineures souvent, car Amar, enfant puis jeune homme de la classe moyenne vivant au sein d’une famille pieuse qui glisse vers la débine dans une petite ville sans intérêt, a plus de quoi s’attrister que sourire. Même une complexion personnelle plus enthousiaste que la sienne flancherait devant le peu d’avenir qu’offrent les circonstances familiales, sociales, religieuses et politiques dans lesquelles le destin l’a placé. Le décor planté par Salim se charge de répéter cette thématique dysphorique : le Bungalow tombe en ruine, des trains assourdissants vrombissent dans le tunnel qui le jouxte, la plage est uniquement fréquentée par des touristes que chaque petit malin ou naïf du coin imagine porteurs de promesses de salut ou de profit (peut-être m’adopteront-ils ? et si elles me prenaient pour amant ou pour mari ?). Ni les merveilleux jambosiers, sapotilliers, tamarins et jaquiers du jardin du Bungalow – bientôt décimés –, ni les lectures des livres de la bibliothèque de son oncle mort, ni son choix de révolte et de libre-pensée, ni ses rêveries érotiques (sans doute les moments les moins convaincants du livre), n’éviteront à Amar l’engluement puis la mort, et les jouissances qu’ils procurent.
Cette saga familiale, avec sa fascination pour l’anéantissement progressif, possède un trait qui la distingue d’autres, produites ces dernières années par le monde indien comme celles de Sahgal, Gosh, Singh Baldwin, Syal, Lahiri, Vassanji… Elle est écrite par un auteur qui n’a jamais quitté le sous-continent, non par un membre de la diaspora, et son destinataire implicite n’est donc pas le lecteur non indien. En n’ayant aucune concession à faire au reportage et au folklore, elle peut mettre en avant une négativité mélancolique et railleuse, et tout ceci par la voix d’un jeune homme qui n’avait peur de rien sauf des termites. À tort d’ailleurs, puisque son livre, leur ayant échappé, finit entre nos mains.