En marche avec Giacometti

Le vif de l’art (4)

Pour la première fois, on peut voir ensemble les différentes versions de L’Homme qui marche, sculptées par Alberto Giacometti en 1947 et en 1960. « Le vif de l’art » s’interroge sur la particularité de cette série de l’après-guerre, devenue le symbole d’une œuvre.


L’Homme qui marche. Une icône du XXe siècle. Institut Giacometti. Jusqu’au 29 novembre 2020. Visite virtuelle possible en suivant ce lien.

Catherine Grenier, Alberto Giacometti. L’Homme qui marche. Catalogue de l’exposition.  Institut Giacometti, 169 p., 24 €


L’Institut Giacometti a eu beau transformer en de lumineux espaces d’exposition les salles un peu tortueuses et biscornues de l’hôtel particulier Art déco qu’il a investi, les figures de l’artiste qu’il célèbre continuent de lui échapper. Comme si elles retournaient immanquablement à la rue, à la route, au chemin qu’elles se frayent par leurs propres moyens, jusqu’à pourvoir leur entourage, êtres et lieux, de dimensions qui leur reviennent.

Le vif de l’art (4) : en marche avec Alberto Giacometti

Alberto Giacometti dans son atelier (1959) Photo Ernst Scheidegger Fondation Giacometti © Succession Alberto Giacometti (Fondation Giacometti/Adagp)

Les hommes qui marchent de Giacometti ne sont sans doute pas les seules de ses figures (que l’on songe au rayonnement de ses femmes debout) à posséder cette puissance diamétrale. Mais leur force d’attraction a ceci de spécifique qu’en combinant un mouvement, ils introduisent une déviation qui déporte l’attention d’eux-mêmes vers leur destination, et qui lui évite ainsi de se vouer tout entière à leur stature. Autrement dit, la direction que suivent les figures en marche, et qui marque leur entêtement, n’appelle pas sur elles un regard aussi fixe que ne le font celles qui demeurent immobiles ; les unes sont en attente, les autres en partance.

La disposition des trois versions de L’Homme qui marche au centre de la bibliothèque de l’institut surjoue pourtant un peu cette différence, en plaçant derrière la version frontale de 1947 celles de 1960 (un bronze et un plâtre patiné) sur deux axes divergents. Ce choix illustre la succession chronologique des différentes versions auxquelles s’ajoutent les deux plâtres originaux lacunaires exposés au rez-de-chaussée, dans l’atelier reconstitué, et permet en outre de rassembler visuellement trois sculptures réunies ici pour la première fois. Mais il n’en provoque pas moins un chevauchement, non seulement des silhouettes qui se tiennent trop près les unes des autres pour qu’on les distingue véritablement, mais aussi de leurs échelles respectives qui pour partie s’annulent. Car, cette échelle déterminant une certaine mesure, au sens d’une commensuration de l’espace en fonction de chacune d’elle, cette mesure se trouve en quelque sorte compromise par leur trop grande proximité.

Le vif de l’art (4) : en marche avec Alberto Giacometti

Vue de l’exposition Alberto Giacometti à la Biennale de Venise (1962) photo Bo Boustedt Fondation Giacometti © Succession Alberto Giacometti (Fondation Giacometti/ADAGP)

Pareille observation pourrait laisser penser que l’on prête à des figures inanimées des exigences qu’elles n’ont pas ; elle correspond pourtant exactement à ce que l’on sous-entendrait, par exemple, en les voyant ainsi arrangées, en disant qu’elles auraient besoin d’être espacées. Car c’est bien leur forme qui exige cet espacement, non pas en raison de leur taille, bien qu’il s’agisse effectivement de statues de grande taille, mais parce qu’elles concentrent autour d’elles une fraction non négligeable de l’espace qui les environne.

Le paradoxe vient de ce que cette concentration est, chez Giacometti, proportionnelle au degré de clôture de ses œuvres sur elles-mêmes. Elles sont anti-anatomiques, en ce sens que leur auteur les préserve de l’analyse, de la découpe physique ou théorique qui consisterait à en faire le détail, morceau par morceau. L’élongation presque osseuse de leurs structures et l’érosion de leurs surfaces constituent les indices d’un long processus visant à épurer les figures du vide qu’elles sont susceptibles de contenir. En comparaison, toutes les statues qui les ont précédées paraissent emplies plutôt que pleines. Ce n’est pas que Giacometti cherche à nier le vide, puisqu’il laisse bien visibles les traces de son extirpation. Il cherche plutôt à le manifester extérieurement à la figure, en sorte que celle-ci jouit d’une compacité telle que les accidents qui la composent ne semblent pas l’atteindre en son for intérieur, mais seulement mettre en éveil sa tension.

Or c’est précisément parce qu’elle est littéralement évidée qu’une figure de Giacometti dote le vide d’une existence spatiale propre, qui accède à la conscience avec la notion de distance. C’est en effet en tant que la figure, par son intensité, fournit à la perception un repère, que celui qui la regarde peut mesurer la distance qui l’en sépare, et appréhender à travers elle l’extension propre de l’espace. La distanciation spatiale introduit donc la figure dans l’expérience perceptive sur le mode de l’apparition, c’est-à-dire selon un mouvement, ou au moins une motion, que le mouvement actuel de la figure redouble en suggérant cette fois sa possible disparition. L’Homme qui marche apparaît, résolument, mais il pourrait disparaître – venir ou partir –, d’où son caractère insaisissable.

Le vif de l’art (4) : en marche avec Alberto Giacometti

Alberto Giacometti, carton d’invitation pour l’ouverture de l’exposition Giacometti à la Galerie Maeght, Paris, 8 Juin 1951. Fondation Giacometti © Succession Alberto Giacometti (Fondation Giacometti/ADAGP)

Qu’il s’agisse de sculptures ou d’œuvres graphiques, de notations dans les marges d’un livre ou d’esquisses sur les murs de l’atelier, les nombreuses versions et variations de ce motif présentées dans l’exposition témoignent combien celui-ci fut, pour Giacometti, à la fois obsédant et fugitif. Mais cette somme permet aussi d’en éclairer la généalogie, que retrace Catherine Grenier dans le catalogue de l’exposition. Si l’on excepte la Femme qui marche de 1932, dont « la mystérieuse cavité ménagée dans le thorax » laisse encore son empreinte sur le bronze de 1960, L’Homme qui marche n’apparaît véritablement sous cette forme que dans l’immédiat après-guerre. Il est lié à deux projets de monuments, l’un en l’honneur de Jean Macé en 1945, pour lequel aucun document n’a été retrouvé, l’autre à la mémoire de Gabriel Péri début 1946, dont il existe une édition en bronze de petit format, tandis que s’est perdue celle de La Nuit que Giacometti avait, semble-t-il, également soumise au Comité Péri qui l’avait refusée parce qu’elle évoquait trop explicitement les rescapés des camps nazis.

Dans sa préface au catalogue de la première exposition monographique consacrée à Giacometti, en 1948 à la Pierre Matisse Gallery de New York, Jean-Paul Sartre mentionne lui aussi cette ressemblance, à la fois évidente et insuffisante. Giacometti y montre alors son premier Homme qui marche, et dix ans plus tard c’est de nouveau à New York qu’un projet de monument, cette fois pour la Chase Manhattan Bank Plaza, suscite chez l’artiste le désir de revenir à cette figure qu’il avait montrée traversant plusieurs places à la fin des années 1940. Ce projet ne vit pourtant pas plus le jour que les précédents, mais il confirmait la situation centrale qui devint aussitôt celle de L’Homme qui marche dans l’œuvre de Giacometti et dans l’imaginaire qui lui est attaché depuis.

Le vif de l’art (4) : en marche avec Alberto Giacometti

Alberto Giacometti, Homme qui marche III. Fondation Giacometti © Succession Alberto Giacometti (Fondation Giacometti/Adagp)

Sa présence y est probablement d’autant plus considérable qu’elle s’adosse à une haute lignée historique de figures en marche à valeur monumentale elles aussi. Depuis celles d’Égypte figées dans l’attitude éminente de la « marche apparente », en passant par les kouroï grecs qui héritèrent de leur hiératisme, jusqu’à l’Homme qui marche d’Auguste Rodin, comme le rappellent dans le catalogue Vincent Blanchard et Franck Joubin. Giacometti a certainement trouvé en ces précédents des modèles (qu’il copia), ne serait-ce que pour éliminer chez ses marcheurs tout geste qui ne serait pas lié au mouvement de la marche, et cela sans renoncer pour autant à figurer un corps entier (sur une reproduction, il ajoute au crayon les bras et les jambes qu’avait supprimés Rodin).

Ce qui distingue néanmoins L’Homme qui marche de Giacometti de ceux de ses prédécesseurs, anonymes ou fameux, c’est précisément qu’il n’en a pas fait un monument, qu’il n’est jamais parvenu à le doter de la dimension relative (à un événement, à une mémoire, à un lieu) inhérente à ce type d’œuvre. Même la monumentalité des trois déclinaisons légèrement plus grandes que nature (dont il n’est pas certain que l’artiste les considérât comme le couronnement de son œuvre) ne fait pas d’elles des monuments au sens strict. Il y a en effet quelque chose en elles de vague et d’absolu qui résiste à la définition. Qu’à partir de cette résistance on puisse définir quelque chose qui serait comme la juste mesure d’un homme, du rythme de sa marche et de son pas dans le monde, dit cependant assez la part d’histoire que de telles figures emportent avec elles.

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