1839, année photographique

Parmi toutes les inventions qui ont vu le jour à l’orée de la révolution industrielle, la photographie fut peut-être la plus commentée. Une anthologie de textes autour de l’année 1839 retrace les tenants et les aboutissants de cette réception hors du commun.


Steffen Siegel, 1839. Daguerre, Talbot et la publication de la photographie. Une anthologie. Trad. de l’allemand par Jean Torrent. Trad. de l’anglais par Jean-François Caro et Sophie Yersin Legrand. Macula, coll. « Transbordeur », 656 p., 38 €


Le moins que l’on puisse dire est que son invention fit couler beaucoup d’encre… et pas toujours sympathique. Dans les faits, la découverte de la photographie est sitôt révélée par Arago devant l’Académie des sciences, le 7 janvier 1839, que le Tout-Paris remue, s’agite, bruit. Il faut dire que le daguerréotype, puisque c’est son nom, ne laisse personne indifférent. Voire. Savants, journalistes, artistes, écrivains, chacun y va de son commentaire. On doute, on aime, on critique, on se méfie, on pèse le pour et le contre, on s’enthousiasme, on chicane quand on ne ricane pas tout bonnement. Baudelaire n’est pas loin, le désormais célèbre anathème qu’il prononce à l’endroit de la triviale image (Salon de 1859) : « Jours déplorables » et destin de misère annoncé : « Mais s’il lui est permis d’empiéter sur le domaine de l’impalpable et de l’imaginaire, sur tout ce qui ne vaut que parce que l’homme y ajoute de son âme, alors malheur à nous ! »

1839. Daguerre, Talbot et la publication de la photographie. Une anthologie

Louis Jacques Mandé Daguerre, « Le Boulevard Saint-Martin », daguerréotype (probablement mars 1839)

Baudelaire ne figure pas dans l’anthologie 1839. C’est que Steffen Siegel, son auteur-colligeur, a décidé de s’en tenir à la date magique (600 et quelques pages tout de même !). Pas ou peu d’écarts, sinon géographiques : échos qui nous reviennent d’Angleterre, d’Allemagne, et même de l’autre côté de l’Atlantique. Le reste suit : contrats, procès-verbaux, articles, comptes rendus, lettres, morceaux de récits et même de la poésie.

Il s’ensuit que cette anthologie se lit un peu comme on feuilletterait le journal d’un événement, d’un seul… Histoire de prendre la température d’une époque, de comprendre le pourquoi du comment, de séparer le bon grain scientifique de l’ivraie littéraire. Le « cas » Alfred Donné est, à cet égard, exemplaire. Voilà un médecin de profession qui ne se contente pas du « résultat obtenu », mais expérimente lui-même le procédé : « De journaliste à temps partiel, il était devenu chercheur en photographie », relève justement Steffen Siegel.

1839. Daguerre, Talbot et la publication de la photographie. Une anthologie

William Henry Fox Talbot, « Asplenium Halleri – Cardamine Pratensis », dessin photogénique (avril 1839)

Qu’on les appelle daguerréotypes, ou encore daguérotypes, voire daguerrotipes, ces « dessins qui se font tout seuls » fascinent, tout le temps ; intriguent, parfois ; dérangent, souvent. Les détracteurs sont légion, leurs propos, moqueurs, méchants, acerbes. Les admirateurs ne sont pas en reste. Arago, bien sûr, qui est presque partie prenante dans l’affaire, Alexander von Humboldt, enthousiaste devant « une chose qui parle irrésistiblement à l’entendement et à l’imagination », Jules Janin, qui célèbre la naissance avec ferveur, jusqu’à l’emphase : « Mais, bien plus, la lune elle-même, cette incertaine et mouvante clarté, ce pâle reflet du soleil, dont il est éloigné de quarante millions de lieues, la lune mord aussi sur cette couleur, qu’on peut dire inspirée. Nous avons vu le portrait de l’astre changeant se refléter dans le miroir de Daguerre, au grand étonnement de cet illustre Arago, qui ne savait pas tant de puissance à son astre favori. »

Mais le plus surprenant, et peut-être le plus convaincant, vient des textes anonymes. Leurs auteurs, souvent subtils dans leur jugement, font preuve d’une grande perspicacité quant à l’appréhension du nouveau médium, ses possibles développements et applications. Il en est même certains qui voient au-delà du voir, évoquant une nature naturante, qui se tendrait un miroir à elle-même. Ainsi du rédacteur du Blackwood’s Edinburgh Magazine qui évoque « la montagne en travail » qui « n’accouchera plus d’une souris et se reproduira elle-même avec tout ce qu’elle porte », les lions qui se débarrasseront bientôt des peintres animaliers et deviendront leurs propres portraitistes : « voilà, en vérité, une découverte lancée dans le monde, qui doit révolutionner l’art ». On ne saurait mieux prédire l’avenir.

1839. Daguerre, Talbot et la publication de la photographie. Une anthologie

Louis Jacques Mandé Daguerre, « Coquillages et fossiles », daguerréotype (vers 1839)

Louis Jacques Mandé Daguerre, William Henry Fox Talbot, Joseph Nicéphore Niépce, sans oublier Hippolyte Bayard… Ils sont au moins quatre à avoir revendiqué la paternité de la photographie, soit que leurs travaux aient précédé les travaux des autres, soit que leur procédé fût plus avancé que celui de leur concurrent. Il faut dire que l’enjeu n’est pas seulement d’ordre scientifique, mais pécuniaire. Faut-il rappeler que la photographie naît sous le signe de l’Industrie, ou, si l’on préfère, du capitalisme moderne ? Il suffit, pour s’en convaincre, de lire le Morgenblatt für gebildete Leser du 9 février 1839 : « On ne peut en vouloir à personne, et sans doute ne l’a-t-on jamais fait, de chercher à tirer d’une invention de cette sorte le plus grand profit personnel possible, tant que le bien de l’humanité n’est pas en jeu, et la dernière chose à laquelle on doive s’attendre à notre époque, surtout en France, c’est un désintéressement grandiose. » Fermez le ban !

Revenir aux origines, à la naissance de l’image fixe, ne consiste pas simplement à s’interroger sur la place de la photographie au milieu des autres arts, mais bien plutôt sur sa nature d’image nouvelle, inouïe dira-t-on, ce que Steffen Siegel appelle « la spécificité du photographique » : « Apparaît déjà ici, formulée de manière indirecte tout au moins, la question essentielle de toute discussion théorique ultérieure : qu’est-ce que la photographie ? » Question qui n’a peut-être pas encore trouvé de réponse. Et l’encre de continuer de couler.

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