La parole est aux accusés, réalisé à partir d’archives de deux centres d’observation de la jeunesse, constitue l’album collectif des jeunes Français des années 1950 en rupture avec leurs familles et donc privés d’archives personnelles, celles conservées par les familles dans des cahiers et des boites, soigneusement rangés dans les armoires des appartements. Le livre de Véronique Blanchard et Mathias Gardet est donc tout à la fois un ouvrage d’histoire et un objet de réparation.
Véronique Blanchard et Mathias Gardet, La parole est aux accusés. Histoire d’une jeunesse sous surveillance, 1950-1960. Textuel, 192 p., 170 documents, 35 €
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le 2 février 1945, est prise par le pouvoir la fameuse ordonnance sur l’enfance délinquante. Il s’agit alors de rompre avec une logique répressive et de donner la primauté à l’éducation. Désormais, comme Véronique Blanchard et Mathias Gardet l’ont montré dans de précédents travaux, les mineurs ayant commis un délit font l’objet d’un traitement spécifique : les jeunes comparaissent devant une nouvelle instance, le juge pour enfants, qui prend moins en compte la nature des infractions que la « personnalité » de leurs auteurs.
La décennie 1950-1960 est ainsi le moment d’une formidable investigation portant sur la jeunesse française, sur cette population de plus en plus nombreuse qui, parce qu’elle fugue, parce qu’elle aspire à plus de liberté dans ses amours, dans ses modes de vie, se retrouve l’objet d’un imposant système de contrôle social. Le plus célèbre de ces jeunes sans importance est Antoine Doinel, le héros des 400 coups (1959) de François Truffaut. Nous avons tous en tête son entretien avec la psychologue lors de son observation. Cette scène magistrale du cinéma de l’enfance nue révèle une immense archive à la première personne longtemps négligée.
Véronique Blanchard et Mathias Gardet ont retrouvé ces documents dans les froids magasins des archives départementales, celles de l’Essonne. Là, plus de dix mille dossiers étaient conservés, relatifs à l’observation dans deux centres du département de la Seine, à Savigny-sur-Orge pour les garçons et à Chevilly-Larue pour les filles. De cet énorme monument de papier à la jeunesse des années 1950, les auteurs ont choisi d’extraire arbitrairement douze dossiers de ces adolescents dont l’existence été chahutée, dont l’enfance a été meurtrie et qui sont entrés dans le vaste dispositif psycho-judiciaire de l’après-guerre.
En parcourant ces dossiers – ceux de six filles et de six garçons –, le lecteur est immédiatement frappé par la nature des matériaux qui les composent. Ils ne tiennent pas aux sujets eux-mêmes, mais au dispositif et aux outils que ce dispositif invente pour mener cette observation qui débouche sur le placement dans une famille d’accueil, dans un centre de redressement… Ce sont en effet des dizaines de dessins, des planches colorées de bandes dessinées, de récits autobiographiques, de photographies, qui composent ces archives des « mauvaises graines », pour reprendre le titre du précédent livre des deux auteurs qui portait sur deux siècles de cette histoire de la jeunesse coupable (Textuel, 2017). Psychologues, pédagogues, « éducateurs », personnel judiciaire, ont construit des objets pour tenter de cerner ces jeunes existences indisciplinées. Les « observé.e.s » sont incité.e.s à dessiner en une page et une dizaine de cases leur vie « violente », à écrire – eux qui ont été souvent privés d’école – un « récit de vie », ce qui fait apparaître un visage absolument inédit de la France de la reconstruction. Sans doute certains des initiateurs de ces documents avaient-ils compris combien cette « mise en écriture » des indisciplinés pouvait contribuer à les faire exister dans l’histoire. Mais l’essentiel est l’extraordinaire efficacité de ces outils.
On pourra regretter que la genèse de ces dispositifs ne soit pas expliquée, mais plus on s’enfonce dans ces dossiers, plus on accède à une épaisseur historique qui impressionne : en plongeant dans les bulles des dessins, en observant avec quel soin le jeune Paul dessine son héros, le grand Marcel Cerdan, en découvrant par quels mots Édith relate la « découverte » de son homosexualité, en suivant l’impossible amour de Lucette, en 1957, pour Jacques, en parcourant le plan de la baraque dans laquelle Mokhtar, le « musulman d’Algérie », habite avec sa famille dans le grand bidonville d’Argenteuil, en voyant avec quels pudiques détails Annie raconte le viol qu’elle a subi, on touche à une dimension très rare en histoire qui est celle de la manière dont des sujets dans des situations de forte contrainte se constituent en sujets de leur existence.
Il ne faudrait pas croire que Véronique Blanchard et Mathias Gardet nous présentent les perles de ce gisement d’archives ; l’intelligence du livre et de sa sélection est de tenter, sans souci d’exhaustivité, de montrer la diversité des situations de cette jeunesse observée (plus ou moins intégrée socialement), de ne pas céder à la « belle archive » – ce n’est pas, en cela, le volume des premiers prix des vies coupables ni, moins encore, des plus tragiques ; il y a certes des larmes dans ces pages, mais aussi des sourires, des rires.
Cet album à la jeunesse d’avant 1968 est sans complaisance ; il est très attentif – les archives sont transcrites avec soin – et ne recouvre jamais la parole des sujets par un discours de surplomb qui aurait redoublé celui des observants. Ni fascinés, ni froids, les deux auteurs de l’ouvrage, servis par une édition sobre, jamais esthétisante, parviennent à leur objectif : nous faire rencontrer, grâce aux rares traces qu’ils ont laissées, celles et ceux dont l’enfance et la jeunesse ont été confisquées.