Avec Hélène Cixous, rien n’est figé, fixé, tout s’alimente et fait écho, « la rythmique des mémoires nationales », 14 juillet ou 11 novembre, et la mémoire d’une enfant de la guerre. Elle publie, sous le titre Lettres de fuite, trois années de son séminaire (de 2001 à 2004), ainsi qu’un nouveau texte, Ruines bien rangées.
Hélène Cixous, Lettres de fuite. Séminaire 2001-2004. Édition de Marta Segarra. Gallimard, 1190 p., 45 €
Hélène Cixous, Ruines bien rangées. Gallimard, 155 p., 15 €
Avoir bénéficié de l’expérience des bombes, sans laquelle « il est difficile de comprendre les êtres humains, de se comprendre soi-même », est une chance, même terrible. Et avoir un grand-père juif autrichien « converti à l’Empire allemand », « mort sur le front de la Première Guerre mondiale », en est une autre.
On peut voir les choses comme ça. Et se réjouir, non du malheur, bien sûr, mais de ce qu’il a inscrit en nous et nous a enseigné sur l’Histoire collective et sur l’histoire privée. C’est par la lettre d’un capitaine que la grand-mère apprend que son mari est mort. À cette époque, encore, on savait être humain et on prenait le temps, on faisait un récit : les tués avaient droit, comme ceux de l’Odyssée, à celui de leur mort, constate Hélène Cixous qui passe du souvenir de la guerre que la date commémore à la question des dates.
Dans les deux cas, elle parle d’elle-même, elle part de son histoire à elle. Elle se raconte, raconte les autres, elle écrit et situe dans le temps. Car on apprend, si par hasard on l’ignorait, qu’écrire et dater c’est la même chose ou presque. « Étymologiquement, [date] c’est du latin, data, ce qui est donné, mais c’est un reste d’expression car l’expression complète, c’est littera data, lettre donnée. »
Alors, comment interpréter, c’est elle qui s’interroge et raconte le fait, que son frère soit doté de deux dates de naissance comme s’il avait tardé ou hésité à naître, puisque sur les registres il est venu au monde le 9 et le 11 novembre. Hélène Cixous ne fournit pas de réponse, elle constate, simplement, dès le début d’un séminaire qui a eu lieu le 10 novembre 2001 (nous demeurons par conséquent dans le champ temporel et commémoratif de la fête nationale automnale), qu’autour d’elle la famille fait silence sur la bizarrerie du double anniversaire. Ce qui peut signifier, signifie pour Cixous qu’ « il ne faut pas le dire », qu’une anguille est sous roche, qu’un secret a été déposé comme une mine et « qu’on peut sauter sur une chose comme celle-ci ».
Nous voilà doublement dans le champ du conflit. Celui du 11 novembre, de la guerre et des mines, et celui des secrets familiaux. Hasard du calendrier ou volonté de l’éditeur, Lettres de fuite paraît le même mois. Mais dix-neuf ans plus tard.
La guerre, l’ascendance juive, la lettre (alphabétique ou envoyée), les temps (bouleversés), les lieux (algériens, allemands), sont les sujets du second livre, Ruines bien rangées, et de tous les livres d’Hélène Cixous. Mais, dans Lettres de fuite, ils figurent autrement, dans le maillage de la pensée, explicites, commentés et reliés aux écrivains aimés et admirés. Le lecteur y assiste à la radiographie d’une pensée en train de vivre, en train de s’accorder le privilège d’aller chercher les aliments qui lui conviennent, les impulsions où elles se trouvent. C’est fascinant et réjouissant.
Au volume proposé par Marta Segarra, la responsable de l’édition, à ce précieux travail de sauvegarde, de transmission, il ne manque que la voix. La voix et la présence. Lors de ses séminaires, Hélène Cixous ne lisait pas son texte, elle l’inventait, le modulait, le déroulait, à partir d’une note ou d’un polycopié qu’elle avait préparé, s’autorisant des parenthèses, des excursions ailleurs, des embardées, des inventions. La voix prédominait, rieuse ou grave, même emportée, parfois presque enjôleuse. Le corps très droit. Et le visage comme sculpté.
Elle n’avait pas l’idée de publier ses séminaires. La preuve en est que ceux des années antérieures n’ont pas été sauvegardés, nous précise l’éditrice en préface. On le croit volontiers lorsqu’on a en tête sa manière d’être absolument dans le temps qui existe au présent. Sans perdre pour autant le précédent et le suivant. Déesse à mains multiples qui les tient tous ensemble et les fait dialoguer. « Le temps, nous le coupons en petits morceaux, selon des codes sociaux, pour nous aider à vivre socialement, mais il a des milliers de figures, des milliers de concrétisations, de fantasmatisations, telles qu’il est impossible de dire que tel temps est passé et que tel temps est futur », déclare Hélène Cixous au début de ses Lettres de fuite. Et dans Ruines bien rangées : « Il y a un lieu où commencefinit l’Histoire, c’est-à-dire l’histoire d’une histoire, une scène étroite surélevée du haut de laquelle on voit arriver le futur du passé, cependant que le passé vient s’entasser en un désordre épais au pied du rempart. » Et de manière plus claire encore : « d’une feuille à l’autre j’étais en 1648, en 9, en 1561, en 1942, en 2020, deux mille ans avant moi donc deux mille ans après moi également, puis au beau milieu sur le rempart de Troie en train de noter la conversation de Priam le divin vieux qui ressemble à mon ami Marcel Dulas ».
Chacun le sait, ou devrait le savoir, le temps tient peu en place, il court comme le furet et même dans tous les sens. Ainsi, le passé, qui « n’est pas nécessairement passé », peut se mettre à parler à travers des archives, des papiers conservés dans des cartons quelconques destinés à partir du côté « de cette grande maison qui s’appelle Bibliothèque nationale » ; à l’occasion d’un fait mineur, accidentel, ou d’un détail comme chez Proust. Le passé a un véhicule, qui lui permet de voyager, de s’inviter dans le présent, ce sont les lettres. Au père comme chez Kafka. Pères symboliques, abrahamiques, ou pères réels.
Avec Albertine disparue, Hélène Cixous revient à la dénégation. Tout le livre en est une. « Comment faire pour faire qu’on éloigne la souffrance aussi cruelle que la mort alors qu’on est vivant, sans mourir ; que faire pour ne pas mourir. » Pour supporter la perte ? Elle répond : on écrit, des lettres, un livre, une œuvre. Mais attention : de cette manière, on ne fait pas son deuil, non, on fait réapparaître. Le ou la disparue ne nous a pas quittés, on revit avec lui, avec elle, les moments partagés, le désordre amoureux dans l’a-chronologie, dans le désordre temporel, il y a date et date, celle des faits, celle des lettres non envoyées, et celle des vraies lettres, envoyées celles-là. Dans Albertine disparue, l’événement à taire est la mort d’Albertine. Dans Le verdict, de Kafka, ce sont les fiançailles avec Felice Bauer qui sont tues.
Accordons-nous une pause en faisant un crochet par les titres, qui parlent aussi beaucoup. Nous serons brève pour le premier, car il est en partie la matière de la deuxième séance du séminaire. Lettres de fuite, qui peut se lire « L’être de fuite », est emprunté à Marcel Proust, « un métissage de l’être et de lettre ». Courage, fuyons, pourrait s’écrier Hélène Cixous (qui ne déteste pas les poncifs à condition de les renouveler) dans Ruines bien rangées : « Une histoire en alerte, sur ses gardes, toujours prête à fuir, toujours les mêmes poncifs, Valises, Maison rime avec Prison, Fuites, Valises. Les fuites sont intéressantes ». Ces ruines sont-elles si bien rangées ? Justement pas. La mémoire est un pot où s’entasse le passé, on y attrape un souvenir qui en entraîne un autre, par contagion ou sympathie, l’histoire ainsi se tisse avec des fils multicolores, ou se monte au cut up, ou s’organise autour d’une ville.
Dans le récit d’Hélène, la ville est Osnabrück. « Où allons-nous ? », demande quelqu’un. Ce sont les premiers mots du livre, est-ce elle qui les prononce, la mère, la grand-mère, ou le lecteur, on ne sait pas. Mais nous allons à Osnabrück, ville de l’arrière-grand-mère, Helene Jonas, et celle d’Ève, la mère, où notre Hélène contemporaine, de même que le lecteur, se perd et se retrouve en imagination. Osnabrück est le centre du monde, bien qu’elle soit une ville peu connue du Hanovre, Allemagne, elle est la « Ville devenue Livre sans lieu sans pierre sans plâtre sans bois toute immortelle », un concentré d’histoires et de l’Histoire du monde, on y noie des sages-femmes (le métier d’Ève) en 1641, elle est la scène d’un théâtre, on y évoque le journaliste « qui osait être antinazi » et qui est mort pendu, « les rivières et les jardins pleins de chagrin », le bref passage de Hitler en 1926…
Hélène écrit sur Osnabrück, le centre-monde, la ville-aimant, amputée du carnet que sa mère emplissait de détails essentiels car le carnet a disparu, « une inexistence dévastatrice », comme l’Albertine de Proust. Un mini-drame intime que chacun a vécu et a vécu dans la souffrance et la perplexité : la chose perdue était unique, pivot d’une écriture ou reflet d’un passé à jamais englouti avec lui. Le livre doit s’élancer de presque rien et fabriquer du vrai avec des bouts d’ficelle, comme les comptines enfantines.
L’un de ces bouts étant (pouvant être) emprunté à un autre écrivain, en l’occurrence Thomas Bernhard, « Une main d’enfant arrachée à un enfant », qui sert de titre à une séance du séminaire Lettres de fuite. Toutes les séances possèdent un titre, cailloux sur le chemin d’une lecture de mille pages, jamais lassante, constamment relancée sur un mode narratif qui conte, qui cherche, qui réfléchit, tout cela bien dosé, qui émeut ou amuse, qui surprend ou suspend le cours du jour (ou de la nuit) pendant lequel on lit, suivant le cours du jour d’un(e) autre, engrangeant plusieurs vies ou les accumulant.
À lire son analyse d’Albertine disparue, de La chartreuse de Parme, on a conscience qu’Hélène Cixoux poursuit son but ou son gibier à partir d’un repaire, c’est-à-dire d’un repère linguistique d’où elle a vue sur le pays, sur son sous-sol et davantage, sur le millefeuille qu’est un roman de grande ampleur. Un des repères de sa lecture de Proust est la lettre ou la ligne de fuite. Elle se mue en chasseur (en chasseresse ?) ou bien en enquêtrice à la suite de Proust qui lui-même a chargé de recherche son double, qui est Saint-Loup. Albertine s’échappe (disparaît), elle fuit pour faire le mal (plus clairement pour faire le mâle), et elle fuit parce qu’elle meurt. Proust est en lutte contre la fuite : fuite du temps, de l’érotisme. Et ce faisant il fuit lui-même, il se cache à lui-même que son amour est mort, nous l’avons dit plus haut. Et il nous cache à nous le sexe d’Albertine, tout en le suggérant : elle est décrite (telle qu’elle figure dans le tableau d’Elstir) comme « une fille un peu garçonnière », « avec des accessoires appartenant au monde de la noce », donc une noceuse, une coureuse, vêtue en demi-travesti et dans des vêtements qui font hésiter sur le sexe du modèle, aussi fraîchement peints « que la fourrure d’une chatte ».
Dans la séance « Un mort d’une autre espèce », où il est question de La chartreuse de Parme, l’habit ne brouille pas la différence entre les sexes mais entre l’état de mort et celui de vivant. Fabrice s’échappe de prison (voilà encore une fuite) avec l’habit d’un hussard mort, lors des combats, les ennemis qu’on tue sont dénommés des « habits rouges », les généraux qu’on suit sont des « chapeaux brodés ».
Hélène Cixous a tout l’air d’une fée qui modifie le sens des mots, et donc des choses, mais comme en se jouant, sans se prendre au sérieux, sans prétendre découvrir un nouveau continent. Parler, penser, panser, avec elle, c’est tout comme, car du même coup elle réconforte, elle tend la main de l’écriture.
Par le récit, le séminaire, s’échapper ou mourir, s’enfuir ou disparaître, tel est le jeu, l’enjeu ou le pari de l’écrivaine mariée à ses lecteurs, elle-même lectrice impénitente et appelant à elle, convoquant aussi bien Derrida que Balzac, Montaigne que Kafka, la Bible que Stendhal, Proust bien sûr, Bernhard, Nerval, Celan, Homère… pour explorer le champ de la littérature et composer le chant immense des mutations, des métaphores et des métamorphoses, qui a « la force de l’élément marin ». Être ou ne pas être la mer, telle pourrait être la question.