2008 : après plusieurs années d’enquête et de tours et détours à travers le monde, Daniel Mendelsohn fait paraître Les disparus. Le récit connaît un immense retentissement critique et public. Mais les errances de l’Ukraine à Israël ou de l’Australie à la Suède ont épuisé et rendu l’auteur quasiment agoraphobe. Peu après la mort de son père, l’écrivain relate, dans Une odyssée. Un père, un fils, une épopée, les dernières années passées auprès de cet homme à la fois imposant et fragile. Écrire cette épreuve, qui fut aussi une très belle expérience entre père et fils, a été difficile, avant que Daniel Mendelsohn ne pense à un procédé homérique, qu’il présente dans Trois anneaux. Contes d’exil.
Daniel Mendelsohn, Trois anneaux. Contes d’exil. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Isabelle D. Taudière. Flammarion, 192 p., 19 €
Le terme de « conte » n’est pas anecdotique. Une formule se répète dans ce petit livre : « Un étranger arrive dans une ville inconnue après un long voyage ». Elle annonce ce qui constituera le récit, rappelle ce qui capte notre attention. Une telle formule est assez large pour que tout soit possible. Le premier étranger est sans doute ce narrateur qui, pendant des années, est allé à Bolechov, en Ukraine, afin de savoir comment avaient vécu son oncle et les siens. Daniel Mendelsohn est arrivé dans ce bout de l’Europe au terme d’un long voyage, comme d’autres qu’il évoque au long de l’essai : Erich Auerbach, l’auteur de Mimésis, contraint de fuir l’Allemagne hitlérienne et réfugié à Istanbul, Fénelon, envoyé en « exil » à Cambrai par un Roi-Soleil offensé, W. G. Sebald, qui a préféré vivre en Angleterre plutôt que de rester dans son Allemagne natale. Trois exilés, diversement contraints par l’Histoire ou son poids au présent.
Trois anneaux est aussi une lecture de Proust, et l’un des résumés les plus clairs, les plus lumineux, des enjeux de la Recherche, comme immense anneau, « un anneau embrassant toute l’expérience humaine, quand Combray et Guermantes, loin d’être opposés, se rejoignent ».
Arrêtons-nous sur le récit personnel, celui qui établit le lien entre l’enquêteur interrogeant à Minsk ou à Bondi Beach des survivants, ce même homme qui pleure devant les maquettes de synagogues dans le musée de la diaspora à Tel Aviv, et l’enfant qui, dans sa banlieue new-yorkaise, passait son temps libre à construire de telles maquettes de temples grecs ou égyptiens. C’est le même homme jamais séparé de son enfance, qui, pour écrire, renonce à ce jeu créatif.
La même obsession pour la structure répétitive et les motifs qui reviennent d’un temple l’autre le hante et c’est, bien des années plus tard, ce qui le plonge dans un « désespoir narratif » lorsqu’il compose Une odyssée. Les épisodes se succèdent : le père assiste au cours de son fils, les deux hommes partent en croisière sur les traces d’Ulysse, le père tombe malade et meurt. Pas de rythme, une construction monotone, rien qui accroche.
Un ami lecteur conseille à Daniel Mendelsohn de revoir la structure en séquences. Lui qui a souvent enseigné Homère sent enfin en praticien ce que seul le théoricien comprenait : la structure en anneaux va l’aider. L’exemple le plus limpide se trouve dans la reconnaissance d’Ulysse par Euryclée. Un suspense nait quant à la réaction de la nourrice : parlera-t-elle ? Le narrateur ne répond pas à l’attente du lecteur et propose un retour en arrière, sur la blessure d’Ulysse, puis sur son prénom, donné par un grand-père maternel peu recommandable. La structure en anneaux permet d’échapper au déroulement chronologique, mais aussi et surtout de tisser plus fortement les liens entre passé et présent, voire passé et avenir, puisque « Ulysse » dérive du mot « odynê », la douleur.
« L’homme de la douleur » est aussi polytropos, « aux mille détours », comme le récit l’est, fait de digressions jamais gratuites. Un peu comme le monument du camp d’extermination de Belzec, dont le centre n’est nulle part, aide à comprendre ce que fut « le Tube », qui menait à la chambre à gaz : on chemine sur des pavés, des dalles portent les noms, souvent répétés, des villes et des villages vidés de leur population juive. Date après date, la transformation d’êtres humains en « personne », selon la formule d’un survivant de Bolechov, devient sensible.
La lecture du chant XIX, consacré à la reconnaissance par Euryclée, occupe aussi le premier chapitre de Mimésis. Daniel Mendelsohn rappelle dans quelles conditions sidérantes Erich Auerbach a travaillé : la bibliothèque d’Istanbul ne contenait presque aucun des livres sur lesquels le philologue berlinois devait travailler. Une grande part est rédigée de mémoire. Istanbul, rappelle Daniel Mendelsohn, n’a pas été un refuge que pour les exilés allemands chassés dans les années 1930. Avant eux, en 1492, les juifs expulsés par Isabelle avaient fait la joie et la fortune du sultan Bayezid. S’exiler est un tourment, mais aussi un nouveau départ : celui des Huguenots vers Berlin en 1689 a permis à la ville de se développer et d’ouvrir ce Lycée français qu’avait, par exemple, fréquenté Auerbach.
Mais revenons à Mimésis. L’auteur oppose deux conceptions du réalisme. Homère décrit tout, met en lumière le moindre détail. Au contraire, le rédacteur de l’épisode sur le sacrifice d’Isaac est laconique, elliptique. Il laisse beaucoup de choses dans l’ombre, l’ombre à laquelle va la préférence d’Auerbach. L’ombre permet l’interprétation ; autrement dit, elle enrichit ou multiplie les lectures. Ces deux conceptions du réalisme traverseront toute la littérature.
La structure en anneaux est illustrée par un « bestseller » de 1699, Les aventures de Télémaque. Fénelon l’avait écrit pour le jeune duc de Bourgogne, héritier du trône de France. Son récit commence chez Calypso, dont il adopte le point de vue pour dire son chagrin au départ d’Ulysse. Ce nom ne doit rien au hasard : kaluptein signifie cacher. La nymphe a caché son amant pendant sept ans, loin de tout, à l’abri, dans une grotte. Pour qui s’en souvient, dans Une odyssée, le père de Daniel avait guidé là son fils claustrophobe, lors de leur voyage. Le personnage central de Fénelon est Télémaque, que dans l’Odyssée on avait laissé chez Ménélas. On suit ses aventures jusqu’au moment où il retrouve Ulysse à Ithaque, avant l’affrontement avec les prétendants. Le récit de Fénelon est donc enchâssé dans l’Odyssée, comme une anfractuosité dans la grotte que serait l’œuvre d’Homère. Autant qu’un roman, c’est une œuvre d’édification. Calypso est la femme dangereuse, celle que le futur roi pourrait croiser à la cour. Il doit se méfier d’elle. Quant au roi de Crète, Idoménée, il incarne le conquérant orgueilleux, sensible à la flatterie, aimant le luxe quand il ne mène pas des guerres ruineuses. Louis XIV, qui a cru se reconnaître, n’a pas aimé. Fénelon est exilé à Cambrai.
Le troisième exilé du récit est donc W. G. Sebald, l’auteur des Émigrants. Daniel Mendelsohn a plutôt une prédilection pour Les anneaux de Saturne, où tout est laissé dans l’ombre, qui « a aussi ses vertus : elle peut être aussi tangible et révélatrice, aussi concrète et réelle, que la lumière ». Dans l’œuvre de Sebald, la composition circulaire n’éclaire pas plus qu’elle ne réalise une unité cachée, comme chez Homère. Ses anneaux et autres cercles « semblent destinés à déconcerter, à empêtrer ses personnages dans d’inextricables méandres qui ne mènent nulle part ». L’un des plaisirs que l’on connait à la lecture de ce récit, outre celui qui provient de sa clarté, tient aux échos, aux parallèles, aux nombreux renvois et aux surprises qu’il provoque. Les œuvres se font écho, créant une immense bibliothèque collective.
Dans Trois anneaux, on est sensible au lien entre Proust et Racine. Ce dernier, contemporain de Fénelon, donne Andromaque. L’œuvre déplait à Madame de Maintenon. Racine écrit deux tragédies bibliques pour ramener les jeunes filles de Saint-Cyr à de meilleures pensées que celles diffusées par l’œuvre inspirée par l’histoire grecque. Esther est un succès, Athalie un énorme échec. L’écho s’en retrouve dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Gisèle doit composer en français sur l’une des deux œuvres de Racine. Le narrateur développe longuement l’épisode, peu après avoir lu un important billet d’Albertine, qui pourrait tout changer à son existence. Mais, de même que la réaction d’Ulysse et d’Euryclée se fait attendre, celle du narrateur tarde. C’est un exemple parmi d’autres. Trois anneaux est l’histoire d’un narrateur bloqué face à l’écriture d’un récit ; c’est aussi un art poétique qui donne envie d’écrire.