Dans Mes fous, roman tendre et mélancolique, Jean-Pierre Martin prend pour sujet la folie : celle que l’on croise au coin de la rue, celle qui nous apostrophe dans un métro ou un RER, celle que l’on côtoie parfois sans s’en apercevoir et sur laquelle la société jette un voile, moins par pudeur que par honte, gêne ou peur. Sans tapage ni grandiloquence, mais avec une justesse aussi drôle que bouleversante, l’auteur donne corps et voix à celles et ceux que l’on choisit souvent de ne pas voir et feint de ne pas entendre. Jean-Pierre Martin fait ainsi de la folie un miroir tendu à notre prétendue normalité.
Jean-Pierre Martin, Mes fous. L’Olivier, 155 p., 17 €
Le roman de Jean-Pierre Martin commence par la voix d’une autre, comme une rêverie surréaliste : « Depuis que j’ai arrêté les antidépresseurs, dit Laetitia, j’aime bien mon disque dur. Je vois des femmes enceintes au ventre transparent d’où sortent par le nombril des milliers de cerfs-volants. Ça se passe à Pompéi pendant l’éruption du Vésuve. Toutes ces femmes s’envolent dans la baie de Naples, elles échappent au désastre ». Laetitia, fuie par les passants pressés, se confie au narrateur qui n’a pas su, ou pas pu, passer son chemin. Sandor a le chic pour débusquer celles et ceux qu’il appelle, avec un brin de provocation et surtout une infinie tendresse, « [s]es fous ». Il recherche leur compagnie, guidé par une empathie alerte : il veut comprendre. C’est que Constance, sa fille atteinte de schizophrénie, lui a été ravie « d’une autre façon que par la mort ».
La présence volubile de Laetitia, sa voix, pallient l’absence et le silence de Constance. La mélancolie étreint Sandor : il est plein de vide, il est tout entier manque. La mélancolie le creuse comme la conque d’une oreille : « Parfois, je ne suis plus qu’une oreille », confesse-t-il d’ailleurs. Si bien que les autres l’emplissent de leurs délires. Ainsi se manifeste sa disponibilité aux insensés, à ces « corps errants » rencontrés par hasard : il accueille – et même recueille, avec un souci presque maniaque – leur voix, leur timbre, leur phrasé, leur folie. Voix volubiles, insinuantes, enrayées ou hurlantes – ou le silence glaçant de la voix qui se tait.
On l’aura compris, Mes fous est un grand roman de la voix, ou plutôt des voix, ce qui ne saurait étonner de la part de l’auteur de La bande sonore (José Corti, 1998) et moins encore d’un roman abordant le délicat sujet de la schizophrénie. Le narrateur est sensible aux fractures psychiques que révèlent une intonation inhabituelle, un débit trop rapide, un rire un peu trop éloquent. D’autant que les fous sont comme des acteurs sur des tréteaux : ils « prennent en charge nos angoisses. Ils en font une mise en scène, un spectacle de rue, un théâtre furieux ». S’il relève parfois de la commedia dell’arte (voir la gestuelle exubérante de Dédé, le fou météo), ce théâtre-là est avant tout un miroir tendu à notre « normalité » – les guillemets sont de rigueur. Car dans les cassures de la voix se font entendre les bris de l’âme et du psychisme. Remarquant « une musique légèrement différente » dans la voix de sa fille, Sandor ne peut s’empêcher de constater que les mots qu’elle profère « n’ont pas le même sens que ceux des gens ordinaires. J’emploie le mot “ordinaire” à défaut d’un autre. Pour éviter le mot normal, sans doute. Tous les mots sont faussés ». On glisse de la voix au langage, à ses insuffisances, aux mots qui font défaut et qu’il faudrait inventer. La folie mettrait-elle en échec le langage ? Elle en révèle en tout cas les failles.
Inversement, le langage devient une surface réfléchissante et trouble à la fois, qui dévoile la porosité de la limite entre la pathologie et la normalité supposée. Les très banales considérations météo du fou de la place Bertone ne diffèrent pas, en nature, des propos échangés au « bar tabac » du village de Haute-Loire où Sandor trouve refuge. Seule la répétition mécanique, obsessionnelle, de la même phrase trahit le fou météo. Ce sont les mêmes mots qui sont prononcés dans un cas comme dans l’autre, mais la ritournelle, l’absence de destinataire, confèrent au monologue du fou météo une coloration inquiétante. Le langage, dans son étrangeté familière, révèle un dérèglement, pas seulement climatique, mais général, symptôme d’un malaise dans la civilisation. La politique, la machine sociale, le management, génèrent de la psychose, individuelle et collective. L’évolution de Sandor la rend visible.
Si le narrateur croit venir en aide à ses fous, ce sont eux qui le maintiennent à flot. Mais, lentement, imperceptiblement, il est entraîné par le fond. Sans surprise, c’est dans le langage le plus stéréotypé que se manifestent les premiers signes du détraquement. À travers des comparaisons figées, clichés inscrits dans le marbre de la langue, hyperboles qui ne devraient signifier que la vacuité de la langue à force d’excès, et qui finissent par dire réellement ce qu’elles disent : « Je lis comme un fou » ; « Je me suis remis à marcher comme un fou. » La construction du roman, d’une grande finesse, rend sensible le vacillement progressif de la frontière entre les fous et le narrateur. Jusqu’à la dissociation du moi et de la voix, de l’énonciateur et de son énoncé. Devenu comme étranger à lui-même, envahi par l’« hystérie générale », le flot des voix de la ville, Sandor constate : « Soudain, je m’entends parler à haute voix. […] Ce n’est pas moi, c’est ma voix ». La schizophrénie du narrateur est sans doute moins médicale ou clinique qu’existentielle. Monolinguisme du « demi-fou » privé d’interlocuteur, qui s’est enfoncé dans la dépression.
Par cette attention minutieuse à la voix, par la mise en question du langage, le roman de Jean-Pierre Martin est à rapprocher des pièces du Nouveau Théâtre, d’Ionesco et d’Adamov. C’est la même drôlerie angoissante. Si l’on rit souvent des mésaventures du narrateur et de ses fous, il y a des phrases qui sont de purs éclats de douleur, d’autant plus bouleversantes qu’elles se disent avec pudeur. L’euphémisme, chez Jean-Pierre Martin, est souvent le signe de la plus vive souffrance : « Ysé et moi, depuis que notre enfant s’est absentée, nous vivons dans une intranquillité telle que nous nous sentons parfois étrangers aux autres et à nous-mêmes. » Ou encore : « On se sent toujours un peu coupable lorsqu’on quitte un hôpital psychiatrique. »
Mes fous est un roman savant dans sa construction, ses effets d’échos et d’intertextualité. La culture littéraire de l’auteur arrive toujours à propos pour nourrir la réflexion, creuser les émotions. Mais ce livre est surtout très drôle, mélancolique et touchant, comme peuvent l’être les romans de Richard Brautigan. Il ressemble à s’y méprendre à la vie. C’est un roman de notre temps, qui répond à une authentique urgence existentielle.