La race comme expérience et comme concept

Après son enquête sur Les Noirs de Philadelphie et ses graphiques sur les discriminations, la salutaire vague de traductions et d’éditions des textes de W. E. B. Du Bois (1868-1963) se poursuit avec l’autobiographie que l’activiste et intellectuel afro-américain publia en 1940. Loin d’être le plus remarquable d’une œuvre foisonnante et versatile, ce texte fournit néanmoins une porte d’entrée précieuse dans la pensée d’un auteur plus complexe que ne le laisse penser la limpidité de son écriture. Surtout, Pénombre de l’aube permet une contextualisation de l’œuvre de Du Bois plus que nécessaire pour nourrir de nombreux débats contemporains.


W. E. B. Du Bois, Pénombre de l’aube. Essai d’autobiographie d’un concept de race. Trad. de l’anglais par Jean Pavans. Vendémiaire, coll. « Compagnons de voyage », 422 p., 22€


Pénombre de l’aube est l’autobiographie médiane. Le recueil Darkwater (1920) contenait les premiers récits de soi publiés par Du Bois, avant la publication posthume d’un dernier « soliloque », en 1968. Cette chronologie n’est pas qu’anecdotique : elle suit l’évolution de la politisation de la question raciale aux États-Unis puis dans le monde tout en se reliant aux principales secousses du siècle, notamment les deux guerres mondiales. Du Bois y raconte, pudique et méthodique, ses grands engagements et ses concepts les plus célèbres (color line, « dixième talentueux », etc.) ainsi que sa proximité avec les élites politiques et universitaires américaines, permettant de retrouver les traces de ces États-Unis méconnus de notre côté de l’Atlantique : l’Amérique de Theodore Roosevelt, de l’instauration de la ségrégation par les lois Jim Crow, du Ku Klux Klan ayant pignon sur rue, des démocrates plus racistes que les républicains.

W. E. B. Du Bois, Pénombre de l’aube. Essai d’autobiographie d’un concept de race

Pour son auteur et pour ces soixante-douze années d’histoire racontées du point de vue, exceptionnel, d’un Noir bourgeois, brillant et puissant, Pénombre de l’aube est un témoignage passionnant à bien des égards. Par son sous-titre (« Essai d’autobiographie d’un concept de race »), l’auteur lui confère un rôle plus précis, qui interpelle puissamment de nombreux débats contemporains. En 1940, Du Bois prétend identifier le récit de sa vie à celui d’un concept qu’il a contribué à forger, à savoir celui de « race » – entendu dans une définition sociologique, historique et politique, non dans son acception biologique raciste. Écartons tout de suite une éventuelle méprise : États-unien, Du Bois montre bien que ce concept a été forgé par son expérience personnelle du racisme dans son propre pays, mais il en revendique explicitement l’extension à toutes les inégalités raciales, hors du contexte temporel et géographique des États-Unis de 1868 à 1940.

En tant qu’« autobiographie d’un concept de race », ce livre est difficile à lire en 2020, où les usages du concept de race sont plus que polémiques et antagonistes. S’il ne s’agit pas de transplanter anachroniquement Du Bois dans notre époque, Pénombre de l’aube peut nous conduire à mettre en perspective certains débats contemporains, en assumant notamment, avec une clarté époustouflante, un point de vue à la fois radical et nuancé. En premier lieu, sa lecture rappelle que l’usage intellectuel et politique du concept de race n’est pas apparu ces dernières décennies, dans les ouvrages d’Éric Fassin ou de Philomena Essed, mais bien dès le XIXe siècle. La « racialisation » du débat dénoncée aujourd’hui par les adversaires du concept a, quoi qu’on en pense, une longue histoire qui dépasse largement le cercle des postcolonial studies ou, en France, celui de certains courants militants faisant usage du concept pour le meilleur ou pour le pire. Surtout, dès le XIXe siècle, l’usage du concept fut d’abord à la fois intellectuel et politique, provoquant des polémiques virulentes avec les élites blanches, mais aussi au sein des communautés afro-américaines.

Du Bois consacre de longues pages à son opposition à la « machine Tuskegee », du nom de cette ville d’Alabama d’où Booker T. Washington dirigea au tournant des XIXe et XXe siècles une opération idéologique et politique de direction de la « question noire ». Du Bois établit une critique méthodique de ses idées, dont il dénonce la naïveté et la violence : naïveté de croire qu’une soumission à l’ordre inégalitaire racial pourra entraîner des progrès politiques et sociaux ; violence en souhaitant interdire tout discours alternatif sur le sujet. La forme même du livre, autobiographique, fonctionne ainsi comme défense d’une position intellectuelle radicale : la race est autant un concept que l’expérience subjective d’un système de domination, et ne peut être prise en charge par un « universalisme » mal dégrossi. De ce point de vue, Du Bois préfigure les pensées d’après-guerre, en ce qu’il propose une pensée politique sans idéalisme de principe, mais visant à une description rationnelle de la ségrégation raciale pour mieux la critiquer. D’où certains passages qui horrifieraient encore celles et ceux qui dénoncent l’essor récent d’un « racisme anti-blanc » (le chapitre intitulé « Le monde blanc »). D’où, aussi, cette affirmation qu’on ne peut lutter contre le racisme en niant qu’il existe dans le champ social des races, qui ont des effets sur les sociétés et les individus.

W. E. B. Du Bois, Pénombre de l’aube. Essai d’autobiographie d’un concept de race

Carte d’identification de W. E. B. Du Bois pour l’Exposition Universelle de Paris (1900) © University of Massachusetts Amherst

La critique de Booker T. Washington met en scène l’affrontement entre deux conceptions antagonistes de la question raciale : d’un côté, une position color blind, refusant souvent de se politiser au nom d’un universalisme, d’un optimisme envers le progrès, souvent lié à un pessimisme quant au pouvoir de l’action et de la pensée ; de l’autre, une dénonciation du racisme systémique fondée sur l’identification de ses effets, dont le premier est l’existence sociale et politique des races, qui seule permet d’envisager d’y mettre fin par le combat des idées et des actes.

Chez Du Bois, cette opposition schématique est dépassée par un effort qui est toujours à la fois intellectuel, culturel et politique. Ses études sociologiques pionnières (Les Noirs de Philadelphie en 1899 ou Les âmes du peuple noir en 1903), ses journaux, comme sa participation à la fondation de nouveaux mouvements afro-américains (le Niagara Movement en 1905, puis le NAACP en 1909), apparaissent ainsi comme autant de volets permettant de s’armer concrètement contre la ségrégation raciale. Au fur et à mesure de son évolution personnelle, Du Bois trouve dans le communisme puis le panafricanisme les ressources d’une pensée de la race qui dépasse le seul cadre occidental de son temps, faisant dialoguer le concept de race avec ceux des luttes des années 1930 contre l’impérialisme, l’exploitation capitaliste, les totalitarismes, etc.

Pénombre de l’aube perdrait beaucoup à n’être lu que comme préfiguration de débats contemporains souvent délétères ; et Du Bois perdrait beaucoup de sa force à être résumé sous ce seul angle. Pour autant, il est incontestable qu’à quatre-vingts ans d’intervalle sa pensée parvient d’outre-tombe pour appeler, avec d’autres, à plus d’honnêteté et de nuance face à la question singulièrement difficile des usages du concept de race. Résumer ces derniers au dévoiement nouveau de l’antiracisme par la racialisation, à l’essor d’un racisme anti-blanc et d’un sentiment identitaire et victimaire, c’est rendre une énième fois invisible la profondeur d’une histoire intellectuelle et politique faite par les Noir.e.s, qui semble toujours avoir subi ces anathèmes peu scrupuleux. Cette édition de Pénombre de l’aube fournit toute l’autorité de Du Bois, que l’on ne peut guère suspecter de confusion politique ou éthique, pour montrer que le concept de race a une validité que ne peuvent biffer certains slogans et vociférations hélas trop communs, et qu’il mérite une critique plus honnête et plus fine que celle qu’on oppose aujourd’hui aux pensées, héritières entre autres de Du Bois, qui font le choix d’en user avec rigueur.

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