Avec clairvoyance, les éditions Dupuis continuent de pérenniser et d’actualiser l’âge d’or bédéique (1950-1970), sans la nostalgie outrée des récentes aventures de Blake et Mortimer. « Nouveau Spirou » d’Émile Bravo, Choc ⎯ enfant martyrisé devenu criminel ⎯ de Maltaite et Colman, Tif et Tondu de Blutch et Robber à travers le prisme du hard-boiled : ce revival culturel anime La Bête, chef-d’œuvre du scénariste Zidrou et du dessinateur Frank Pê, empli de noirceur sociale, émaillé d’amours trahies et d’enfance perdue.
Zidrou et Frank Pé, La Bête. I. Dupuis, Marcinelle, 155 p., 24,95 €
L’ange gardien canin Milou, l’agité cheval-philosophe Jolly Jumper, le socratique hibou Pythagore, le hardi Félix le chat : le bestiaire des bulles comblerait l’arche de Noé. En 1952, dans Spirou et les Héritiers, André Franquin y ajoute le Marsupilami. L’« animal sacré des Indiens » vit dans la jungle de Palombie. Spirou et Fantasio le dépaysent en Europe avant qu’il ne soit dérobé du zoo d’Anvers pour un cirque dans Les Voleurs du Marsupilami (1954). L’aventureuse journaliste Seccotine retourne en Palombie pour filmer Le Nid des Marsupilamis (1960). La pellicule met en abyme le projet même de la bande dessinée.
Le cri marsupilamien résonne dans la jungle : « Houba Houba Houba… ». Haut d’un mètre, psittacin, omnivore et ovipare, doté d’un nombril et d’une queue préhensile de 800 cm, ce mammifère jaune piqueté de noir est arboricole et amphibie. Son appétit d’ogre anime sa force herculéenne autour du nid familial (« marsupilamie », progéniture Bibu, Bobo, Bibi). En colère, son poil se hérisse quand il cogne un dinosaure ressuscité (Le voyageur du Mésozoïque, 1960). Heureux, il rit comme un être humain. Il est à l’aise sur terre et sous l’eau (Le Repaire de la murène, 1957). Maillon de la saga Spirou et Fantasio dessinée par Franquin jusqu’en 1970, le Marsupilami est la star d’une série autonome dès 1987, sous sa plume jusqu’en 1996.
Chanté en 1964 par Annie Cordy (Chanson du Marsupilami), Marsupilamix dans Le Combat des chefs (Astérix, Obélix, 1966), mis en dessin animé (2000-2012) et en film (Alain Chabat, Sur la piste du Marsupilami, 2012), l’animal honore la zoologie fantastique borgésienne.
« À André. Il se reconnaîtra » : Zidrou et Pé dédient à Franquin cet album polychrome, de format et de dos carrés, en demi-teinte vespérale, ocrée et cendrée, avec de rares éclats rouge vif mais aussi des parcelles de bleu et de vert délavé. L’opus se divise en deux volets que borde l’énorme titre écarlate piqueté de noir. Morceau anthologique du modernisme bédéique orfévré de classicisme, la pré-séquence portuaire (16 pages/planches, 7 pleines pages) ouvre sur 132 pages/planches, parfois d’une, deux ou trois grandes vignettes. Impressionnante leçon de figuration narrative !
Le créateur de Gaston Lagaffe et des Idées noires y figure le rêveur « Monsieur Boniface », interné de guerre durant 47 mois, qui enregistre les rires de ses proches. Instituteur humaniste et laïque, il aime ses cancres au point de projeter Charlot boxeur durant l’heure de religion. S’il rappelle au directeur furibard que le « mot école » rime avec on « rigole », l’histoire de La Bête plonge dans l’étouffante noirceur sociale et policière de la Belgique ruinée après l’invasion nazie, l’Occupation, la collaboration, la Libération, l’épuration, les rancœurs vengeresses des asservis contre les miséreux. La Bête : une immersion réaliste et poétique dans le chagrin des Belges.
Port d’Anvers : comme dans un film noir, tout débute fin novembre 1955. Éreintant les navires amarrés, le crachin orageux sort d’un roman de Jean Ray. Parmi les cargos du crépuscule, le colossal Condor du capitaine Tillieux (Maurice Tillieux, Les Cargos du crépuscule, 1961) ramène un fret d’animaux crevés de faim et de soif durant une avarie à 130 miles du littoral brésilien. L’armateur bedonnant est ruiné. Les oiseaux tropicaux destinés au zoo pourrissent dans la cale. Y survivent les léopards « Minou et Poussy » (Peyo, Aventures de Poussy), ainsi qu’un innommable « bestiau » : « Le plus étonnant c’est sa queue. C’est bien simple, on dirait qu’un naturaliste bourré lui a collé un tuyau d’arrosage au cul », maugrée le capitaine Tillieux dont la trogne pourrait orner la chanson Amsterdam de Jacques Brel. Ayant tué les hommes offensifs, la « bête » fuit le navire et gagne Bruxelles. « Houba ! » : un cri érafle le crépuscule portuaire.
Le destin de la bête croise vite la vie du petit François van den Bosche, habitant une masure avec sa mère, Jeanne, poissonnière. Le saint François juvénile du faubourg dévasté y recueille la misère animale : « Une taupe albinos ! une hulotte idiote ! une caille sans plume ! un vieux matou qui pète tout le temps ! des salamandres ! un chien à trois pattes ! la seule chauve-souris diurne du monde ! un aigle même pas capable de voler ! un hérisson couard ! un dindon qui se prend pour un coq ! une couleuvre sénile ! un lièvre à moitié paralytique ! un cheval de trait alcoolique ! un couple de ragondins tout le temps en rut ! »
Protégé par Monsieur Boniface, amoureux timide de Jeanne que haïssent les braves gens, François est tondu par les écoliers « comme sa pute de mère ». Ils l’avilissent et à la piscine moquent le « caricole qui [lui] sert de zizi ». Il paie le prix fort de la « collaboration » maternelle selon la commère qui agresse Jeanne, quittée en 1945 par Franz, le béguin allemand marié au pays : « Tout le monde sait que “mademoiselle” van den Bosche se range toujours du côté de l’occupant ! Tout contre l’occupant même ! »
Œuvre sensible au timbre célinien, réquisitoire contre la maltraitance animale, ode au chagrin d’enfance qui culmine quand la police empoigne la ménagerie de François blotti au lit avec la bête protectrice en nounou vivant, La Bête reste une probante leçon de bande dessinée. Celle que Monsieur Boniface inculque à ses élèves qui esquissent l’« animal rigolo que François » a apporté en classe ! Après la fourrière, le « singe jaune » restera-t-il captif du zoo d’Anvers ? Non, à (re)lire Les Voleurs du Marsupilami ! Mais cas à suivre au prochain volet de cette fantastique allégorie animalière sur le mal ou lucide hommage à André Franquin. Un des plus intelligents albums de bande dessinée publiés en 2020.