Notre choix de revues (20)

En partenariat avec Ent’revues, EaN poursuit sa lecture des revues du moment : Cités consacre un numéro à Claude Lévi-Strauss, Europe nous engage à relire Elias Canetti et Mirabilia explore la terre.

Cités, n° 81

La revue Cités, qui annonce pour son vingtième anniversaire un fort volume sur La France en récits, nous a habitués à des dossiers consistants. Le n° 81, paru en plein confinement, propose un ensemble remarquable de textes et de documents autour de Claude Lévi-Strauss. Il se concentre sur la question, décisive dans l’œuvre de l’ethnologue et tout à fait d’actualité, de la race et de notre relation aux autres cultures, à l’altérité. Il rappelle deux débats oubliés. D’abord une méchante polémique de Roger Caillois contre le célèbre opuscule Race et Histoire rédigé pour l’Unesco en 1952. La revue réédite la longue réponse de Lévi-Strauss, parue en 1955 dans Les Temps modernes, jamais reprise par l’auteur, où l’on découvre les talents de polémiste du futur professeur au Collège de France, mais aussi une argumentation serrée de sa conception de la diversité des cultures, qui résonne avec bien des interrogations sur la race et le racisme aujourd’hui. L’autre controverse, plus philosophique et amicale, a été ouverte dans La pensée sauvage (1962) en réponse à Jean-Paul Sartre qui, dans la Critique de la raison dialectique, disqualifie l’ethnologie en tant que science pouvant rendre compte de la genèse du social. L’article de François Frimat tente de se départir des commentaires habituels sur cette discussion, qui « réduisent l’opposition du structuralisme lévi-straussien à l’existentialisme sartrien au seul choix de conserver ou de rejeter l’histoire comme clé de décryptage du code du social ». Sous le beau titre « L’histoire sans la solitude », il cherche « à comprendre comment deux pensées, en dépit de leurs désaccords sur la nature et la fonction de l’histoire dans la compréhension du social, procèdent cependant d’efforts et de préoccupations morales assez proches ».

Notre choix de revues (20) : Cités, Europe et Mirabilia

D’autres contributions alimentent la lecture philosophique de l’œuvre de Lévi-Strauss, que ce soit la musique (Marie-Anne Lescourret) ou en cherchant les traces d’une éthique (Jean-Pierre Claro), d’une esthétique (Christian Godin), en essayant d’évaluer l’importance de sa référence à Jean-Jacques Rousseau (Jean-Marc Durand-Gasselin) ou de comprendre un « curieux article » de 1988 sur l’exode (Avishag Zafrani). Mais l’autre pièce principale de ce dossier présenté par Marie-Anne Lescourret est un magistral entretien philosophique avec Philippe Descola, mené par Emmanuel Alloa et Mariana Alison. Le successeur de Claude Lévi-Strauss au Collège de France, qui vient lui aussi de la philosophie, évoque son passage à l’anthropologie qu’il perçut très tôt comme un moyen de comprendre le rapport des hommes à la nature ; elle lui donne la conscience « qu’il n’y a pas de différence foncière entre la pensée sauvage et la pensée domestiquée » (selon les termes de Lévi-Strauss). Descola décrit comment cela l’a ramené à des questions philosophiques. « Ce que notre génération met en avant, ce n’est pas que ces peuples sont différents de nous par nature, ni même que leurs modes de pensée obéissent à des logiques qui ne sont pas analogues aux nôtres, mais, simplement, qu’ils découpent et composent le monde d’une façon différente de celle à laquelle nous nous sommes accoutumés. De ce point de vue-là, l’altérité, ce n’est pas l’altérité de fait, c’est une altérité constituante ou instituante, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas différents de nous parce qu’ils pensent différemment de nous, ils sont différents de nous parce qu’ils vivent dans des mondes différents. En fonction des inférences qu’ils font à propos des relations de continuité et de discontinuité qu’ils perçoivent entre les êtres et les choses, relations qui sont différentes de celles dont nous avons nous-mêmes l’intuition. De là vient la dimension métaphysique. » Ce qui réintroduit des questions ontologiques dans l’anthropologie. J.-Y. P.

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Europe, n° 1093

Dans un bel article qu’il consacrait en 1995 à son cousin Elias Canetti, mort un an auparavant, Raphaël Sorin raconte comment l’attribution, en 1981, du prix Nobel à cet auteur inclassable avait semé la panique parmi les journalistes. « Ils ne parvenaient pas à situer cet oiseau étrange, tombé de nulle part ». Ce cosmopolite flamboyant, issu d’un famille juive sépharade, judéo-espagnole certes, mais dont les ancêtres avaient été chassés d’Espagne en 1492 et avaient fini par trouver refuge dans l’Empire ottoman, a excellé dans à peu près tous les genres littéraires, depuis le roman (Die Blendung, traduit par Auto-da-fé, sans doute parce qu’il s’achève sur l’incendie d’une bibliothèque) jusqu’à l’essai anthropo-philosophique (Masse et puissance), en passant par une éblouissante autobiographie. S’y ajoutent des essais, des recueils d’aphorismes, des œuvres théâtrales, le récit énigmatique d’un voyage à Marrakech (Les voix de Marrakech), le tout écrit en allemand, la langue que ses parents parlaient entre eux et qui devint sa langue d’écriture.

Après avoir vécu notamment à Vienne et à Londres, Canetti a fini ses jours à Zurich, alors que ses deux frères, Georges et Jacques, avaient fait carrière à Paris, l’un comme éminent biologiste à l’Institut Pasteur, l’autre comme figure centrale du show-business. Il faudrait un jour écrire l’histoire de la famille Canetti. Tel n’est pas le propos du numéro d’Europe, qui réunit quinze textes, dont certains extrêmement courts, parmi lesquels une brève interview de Claudio Magris autour de l’œuvre déroutante, tant elle est ample et diverse, de Canetti.

La route d’Elias Canetti a croisé celle de certains des écrivains les plus importants de son époque. Christophe David montre comment Kafka a été une « référence cardinale pour l’écrivain Canetti ». « Il ne réussit pas à mourir en moi », avait déclaré Canetti dans son discours de réception du prix Nobel où il avait rappelé sa dette envers Kafka et Hermann Broch.  Ce même Broch qui est étrangement absent de ce numéro, où tellement d’articles sont consacrés à Canetti et… Walter Benjamin, Nietzsche, Musil, Freud, Ernst Fischer, Adorno, et même Edward Saïd. Une autre livraison pourrait peut-être aussi s’intéresser de près aux relations tellement importantes entre Canetti et Karl Kraus. Le deuxième tome de l’autobiographie de Canetti ne s’intitule-t-il pas Die Fackel im Ohr  (Le flambeau dans l’oreille). Or Die Fackel, c’était le nom du journal de Kraus, que Canetti allait écouter avec passion.

Notre choix de revues (20) : Cités, Europe et Mirabilia

On n’en découvre qu’avec plus d’intérêt les pages qu’Olivier Agard consacre à « L’anthropologie politique d’Elias Canetti », c’est-à-dire à Masse et puissance, œuvre dans laquelle l’auteur « part du matériau de sa propre existence, et non pas du concept » pour produire « la critique d’un type de rationalité complice des formes paranoïaques de la puissance ». Selon Olivier Agard, « Canetti a une conception existentielle et vitaliste du politique », mais, conclut-il « cette sensibilité vitaliste ne conduit pas nécessairement au fascisme et elle peut recéler un potentiel critique ».

S’intéressant à l’homme Canetti, tel qu’il se raconte, en particulier dans les trois volumes de son autobiographie, Martine Leibovici retrace les contours de la judéité de Canetti en se demandant : « Comment Canetti est-il juif ? ». Elle le fait de façon très fine, en s’immisçant « dans la concrétude des différentes intrigues » et des réflexions de l’auteur, tout en évitant à la fois de définir la judéité comme une identité ou à l’inverse comme une non-identité.

Canetti était sans doute l’un des derniers survivants d’une Europe sur laquelle ne pesait pas aussi lourdement qu’aujourd’hui le poids des frontières et des nationalités. Essayons de le (re)lire.  S. D.-H.

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Mirabilia, n° 15

Belle idée que de faire regarder par la pensée et l’image ces choses remarquables que l’on ne voit pas ou qui ne se voyaient qu’autrement. Bref, élargir l’ordre du voir sans jamais le couper des autres lieux de la découverte, le savoir, la curiosité, la critique, la fiction.

On se dit que l’on aurait aimé voir cela et que la rédaction a eu bien du plaisir à choisir les facettes de son thème « La terre », non la Pachamama mais la terre qui se fâche et tremble, non plus avec Voltaire devant Lisbonne, mais comme dans la cruelle nouvelle de Kleist après le tremblement de terre de Santiago du Chili. La planète vue du ciel, ou les personnages stéréotypés du sculpteur Tidru qui irrigue sa terre de dessins pour jouer de l’en-dedans sur dehors glacés d’un surréalisme actuel. C’est aussi la terre collectée en bols de papier selon des rituels (un par jour, ou un par lieu parcouru, pas de bis) et restituée en expos minimalistes par le japonais Kôichi Kurita. C’est aussi la terre pour briqueterie à l’ancienne aux Chauffetières, dont les installations industrielles qui perdurent tiennent de la performance.

Notre choix de revues (20) : Cités, Europe et Mirabilia

Cela peut devenir aussi l’équivalent d’une prouesse humaine gratuite et folle quand le film reprend l’équipée d’une dame Lillian, dont on ne sait rien sauf qu’elle quitta New York dans les années 1920 et qu’elle s’est mise à marcher, à marcher pour traverser les badlands éprouvants et épouvantables avant de finir, on ne sait comment ni où, vers la Colombie-Britannique et donc sans atteindre son but potentiel, le détroit de Béring. On sent, par ce scénario, et le récit de l’actrice filmée Patrycja Planik, que cette marche éperdue, hors de toute réminiscence culturelle, n’est rien, plus rien que marche à 5 kilomètres à l’heure et le regard démuni de qui devine les dangers des lieux.

Les textes sont subjectifs – et beaux –, les illustrations, les photos, intelligentes et propres à faire débattre, et pas seulement quand on entend les propos de l’agriculteur bio Vanhoecke ou les histoires du précieux lombric par Marcel Bouché, texte un peu ancien (2014) qui ne mesure pas les ravages faits par son méchant concurrent jaune et noir, le lombric géant, car ça tue fort en sous-sol.

La temporalité ineffable de ce guide ne se périmera pas de sitôt. M. B.

Plus d’informations sur la revue Mirabilia en suivant ce lien.

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