Un pays de barbelés rassemble différents textes, dont de nombreux inédits, tirés des archives de Vladimir Pozner (1905-1992). En 1939, l’écrivain et journaliste, né de parents russes, est engagé depuis plusieurs années dans la lutte antifasciste. Depuis Perpignan où il est délégué du Comité d’accueil aux intellectuels espagnols, il rend compte des camps de réfugiés et de sa propre implication dans l’action et dans l’écriture.
Vladimir Pozner, Un pays de barbelés. Dans les camps de réfugiés espagnols en France, 1939. Édition établie, annotée et préfacée par Alexis Buffet. Claire Paulhan, 286 p., 33 €
En janvier 1939, la chute du front de Catalogne et la prise de Barcelone entraînent la débâcle des forces républicaines et un exode massif de civils et de militaires à travers les Pyrénées. Tandis que les forces phalangistes procèdent en Espagne à des dizaines de milliers d’exécutions, le gouvernement français se décide à ouvrir sa frontière le 27 janvier. Dans la cohorte des fugitifs, la philosophe María Zambrano chemine aux côtés d’Antonio Machado et note dans un carnet : « Cela – rien d’autre. Par le passage des Pyrénées, la foule arrive, interminable, comme le sang qu’un cœur terrifié enverrait à grands coups. La foule a la couleur de la terre, la couleur des bois vaincus, des chênes cassés à coups de hache ; c’est la terre elle-même qui se met en marche, arrachée à ses fondements ; c’est la matière de l’Espagne, sa substance, son fond ultime, ce qui avance, ce qui attend, dans ce terrible matin gris [1] ».
Quelques semaines plus tard, le 23 mars 1939, le jeune écrivain Vladimir Pozner arrive à Perpignan muni de sa machine à écrire et d’un appareil photographique Leica. Au nom du Comité d’accueil aux intellectuels espagnols, il va parcourir l’Ariège, l’Aude et les Pyrénées-Orientales pendant deux mois et œuvrer sans relâche pour apporter aide et soutien aux écrivains, journalistes et enseignants internés dans les camps. Avec d’autres enquêteurs délégués sur place par le comité, il se livre à un travail obstiné qui comporte des tâches multiples. Aux réfugiés démunis de tout, il s’efforce de procurer des vêtements, des chaussures, des couvertures, du savon, des crayons. Derrière les barbelés, les camps grouillent de vermine et les conditions d’hygiène déplorables entraînent typhoïde, dysenterie, gale et scorbut. Pozner s’emploie à faire évacuer les blessés et les malades vers les hôpitaux. Il contribue également à recenser les milliers d’intellectuels présents dans les camps, l’une des missions du comité étant de les faire sortir, de leur procurer un hébergement et de les assister dans leurs démarches pour obtenir un visa et émigrer en Amérique latine. Comme le note Alexis Buffet dans sa préface, il s’agit d’« un travail de fourmi et de diplomate, car les autorités responsables de la gestion des camps ne sont pas toujours bien disposées à l’égard des délégués et enquêteurs du Comité, soupçonnés de collusion avec les communistes ».
Quelques décennies plus tard, dans Espagne, premier amour (1965), un livre splendide que l’on s’honorerait aujourd’hui de republier, Vladimir Pozner se souviendra : « J’avais loué à Perpignan une échoppe d’artisan abandonnée qui me servait de bureau quand je ne courais pas le pays. Installé sur un tabouret devant une machine à écrire posée à l’extrémité d’un établi, je rédigeais de longs rapports, heureux lorsque je réussissais à retrouver derrière les barbelés un Espagnol dont Paris m’avait envoyé le nom, plus encore quand je parvenais à le faire libérer. » Dans Un pays de barbelés, plusieurs textes et documents inédits nous sont présentés : des rapports épistolaires adressés à Renaud de Jouvenel, compagnon de route du Parti communiste et président du Comité d’accueil aux intellectuels espagnols, des photographies de réfugiés et des cartes postales que Pozner commente avec son acuité coutumière et sa légendaire sobriété verbale, des notes prises sur le motif et consignées dans un carnet, trois récits et reportages dont deux furent publiés en 1939 dans la presse de gauche. Tous ces textes et documents nous plongent à la fois dans le vif de l’Histoire et dans le creuset d’une littérature de montage factographique très proche de celle que revendiquait alors en Union soviétique Victor Chklovski, l’un des plus proches amis de Pozner.
Comme le souligne Alexis Buffet, à qui l’on doit une ample préface au volume et un travail d’édition très soigné, le style de Pozner, « direct, offensif, est celui d’un procureur dont le discours repose sur l’énoncé implacable des faits et un humour grinçant. La véhémence du propos se révèle d’autant plus cinglante qu’elle est comme dépersonnalisée, conséquence logique d’un insoutenable procès-verbal ». Il convient d’en donner quelques exemples. Dans une lettre du 28 mars 1939, Pozner cite les propos du chef de cabinet du préfet de l’Aude : « Vous irez dans les camps, vous verrez. Ils sont bien à Bram, très bien, trop bien même, à mon avis, puisqu’ils ne veulent pas retourner en Espagne. » Et Pozner de commenter : « Textuel, comme dirait Stendhal ».
Dans son carnet de notes de mars à mai 1939, les instantanés s’impriment dans la mémoire : « À l’ancien hôpital militaire, le menuisier espagnol qui bricole du matin au soir, devant tout rafistoler, inventer et fabriquer, n’a pour tout instrument qu’un couteau de poche. » ; « À Argelès, au parloir, un couple séparé par la grille. Lui a passé le doigt à travers un trou de la grille, elle le caresse, le caresse. » Au Barcarès, dans un camp où 900 Espagnols attendent le départ pour le Mexique : « On couche sur le sable, bien sûr. Dans un seau, de l’eau marron couverte d’une pellicule de sable : la soupe biquotidienne. Les hommes sont là, depuis dix jours, à attendre l’embarquement qui est devenu pour eux irréel. »
Il y a aussi ce qu’on appelle l’hippodrome, dont Alexis Buffet précise en note que c’est le nom que les Espagnols donnent à la zone de confinement disciplinaire dans les camps : « À Saint-Cyprien ou au Barcarès, c’est un quadrilatère de terre très restreint isolé par plusieurs rangs de barbelés. Privés de couvertures ou de pardessus, les prisonniers n’ont pas le droit de s’asseoir ; pour ne pas geler sur place, ils ne peuvent que tourner en rond, au pas de course, tels des chevaux de concours. » Il y a encore le camp disciplinaire de Collioure, où les réfugiés considérés comme « extrémistes ou dangereux » sont soumis à des conditions inhumaines et contraints douze heures par jour à des travaux de force. Un article dans L’Humanité du 13 mai 1939 avait pu titrer : « À l’enfer de Collioure. Un bagne fasciste en France ». Dans un reportage saisissant, « Un homme pieds nus », demeuré jusqu’à ce jour inédit et retrouvé comme les autres documents dans les archives de l’IMEC, on lit notamment ces mots : « Même la tramontane n’arrivait pas à chasser la puanteur qui imprégnait le camp, la puanteur de soixante mille personnes, nourries de pain sec et de lentilles, privées d’eau, de savon et de cabinets. »
L’humour caustique – dont on ne sait dire s’il est plutôt noir ou jaune – de Pozner se manifeste à plusieurs reprises, par exemple au sujet de délégués de la SPA anglaise rencontrés à Perpignan : « Il y en avait eu quatre qui étaient accourus de Londres dès les premiers jours de l’exode car ils avaient entendu dire que les chevaux et les mulets des réfugiés étaient mal nourris et couchaient dehors. Ils étaient restés plusieurs jours à étudier la situation et à s’apitoyer sur le sort des pauvres quadrupèdes. Ils avaient regagné l’Angleterre avec un volumineux rapport, sans s’être aperçus qu’à côté des mulets et des chevaux, quoique pareillement mal nourris et mal logés, il y avait quelque cinq cent mille hommes, femmes et enfants. »
Dans un autre reportage publié dans Les Volontaires en juillet 1939 et qui offre un vaste tour d’horizon de la situation, le constat terrible se colore d’ironie mordante : « Voici les avantages dont jouissent les réfugiés espagnols. Ils ne sont pas obligés de quitter leurs lits à l’appel du matin : ils n’ont pas de lits. Ils ne doivent point éteindre les lumières sitôt le couvre-feu sonné : il n’y a pas d’éclairage dans leurs baraques. Personne ne les force à prendre un bain toutes les trois semaines : il n’y a pas de douches dans les camps. Ils n’ont pas à rendre les livres à la bibliothèque au bout d’une semaine et en bon état : ils n’ont pas de bibliothèque. Obligation ne leur est pas faite de se présenter chez le médecin ou le dentiste le jour même où ils se sont fait porter malades : il n’y a pas de dentiste dans le camp, et le major n’est pas là pour recevoir des visites. Aucun règlement n’exige de ceux qui ont de la vermine qu’ils se fassent immédiatement connaître : ils sont libres de garder leur poux. »
Vladimir Pozner fut un écrivain considérable, dont on peut regretter qu’il ne soit pas toujours mis à sa « vraie place », selon les mots de Chris Marker. Il avait trente-quatre ans en 1939 et déjà trois livres majeurs à son actif : Tolstoï est mort (1935), Le mors aux dents (1937) et Les États désunis (1938). Dès 1933, il avait rejoint l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires et contribué à apporter une aide matérielle et politique aux réfugiés allemands antinazis. « J’évite d’interpréter, de prêcher et d’instruire, faisant confiance au lecteur pour comprendre, grâce à mon témoignage et à son expérience, le monde où nous vivons, lui et moi, en commun », affirmait-il. Il nous a laissé une œuvre que l’on dirait emportée au galop de toutes les passions, mais qui ne hausse jamais le ton et reste constamment sobre et précise, tirant parti aussi bien des novations de la photographie et du cinéma que d’une réflexion approfondie sur les possibilités de renouveler l’écriture narrative. Un pays de barbelés, « puzzle documentaire » admirablement présenté par Alexis Buffet dans une édition elle-même exemplaire, nous offre une nouvelle porte d’entrée dans son œuvre. Ce livre nous immerge à la fois dans un moment tragique de l’Histoire et dans un élan de solidarité dont la mémoire ne doit pas se perdre.
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María Zambrano,« L’Espagne sort d’elle-même », Europe n° 1027-1028, novembre-décembre 2014.