Acheter un tableau

Une collectionneuse états-unienne possède un tableau, La Fuite en Égypte de Nicolas Poussin, considéré comme un original, puis comme un faux. La vingtaine d’années sur lesquelles s’étale cette histoire, du milieu des années 1980 jusqu’en 2007, n’explique qu’en partie l’ampleur du livre que Bernard Lahire en a tiré en 2015, et qui reparaît en poche, Ceci n’est pas qu’un tableau.


Bernard Lahire, Ceci n’est pas qu’un tableau. Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré. La Découverte, 762 p., 16 €


À l’époque, les meilleurs spécialistes britanniques assurent que cette Fuite en Égypte est l’original de Nicolas Poussin. Des marchands d’art parisiens acquièrent un tableau semblable, qu’ils pensent être l’original, ce que confirmeront des experts français, détrônant du même coup la première version. Leur jugement décide les vendeurs à se rétracter, à récupérer leur bien, et à en exiger 17 millions d’euros. L’État se porte acquéreur, sollicite des entreprises qui obtiennent en retour 90 % de déduction fiscale, et la toile se retrouve au musée des Beaux-Arts de Lyon. Le calme revenu, sa directrice demande alors à un sociologue, Bernard Lahire, s’il serait intéressé par cette histoire…

Afin de démontrer en quoi « ceci n’est pas qu’un tableau », il lui fallait mobiliser toutes les ressources de la sociologie et une érudition qui dépasse largement le cadre de sa discipline. Pourtant, malgré son sujet et la finesse de ses observations, de son style aussi, ce livre ne semble guère avoir atteint l’histoire de l’art, et moins encore questionné la relation qu’entretient la discipline avec la magie, le sacré, et, partant, sa propension à reproduire un discours de la domination.

Parmi les causes de cette insouciance, certaines sont communes à tout scientifique voyant venir à lui un sociologue, le crible épistémologique à la main, tout disposé à réduire ses collègues au rang d’objets d’étude et à les déposséder du même coup des leurs propres. Le schéma est pourtant connu, et le monde de l’art en a vu d’autres, mais, étrangement, compte tenu des relations étroites qu’entretenait par exemple Pierre Bourdieu avec l’œuvre d’Erwin Panofsky dont il fut l’un des premiers traducteurs, les historiens d’art ne se sont jamais véritablement habitués à ce type d’intrusions dans leur domaine, en France tout particulièrement. Peut-être faudra-t-il du temps pour les convaincre du bien-fondé de cette démarche et du profit intellectuel qu’ils peuvent en retirer ; du temps, et certaines formes de pressions sociales qui rendront rapidement inévitable la lecture des critiques que leur adresse Bernard Lahire.

Celle qui revient sous sa plume avec le plus d’insistance ne leur est pourtant pas directement destinée, puisqu’elle concerne « le repli des sociologues dans le présent » qui inquiétait déjà Norbert Elias, auteur de la formule. Si l’histoire de l’art est, par définition, certainement plus consciente du caractère historiquement informé des comportements présents que n’est censée l’être la sociologie, elle semble en revanche ignorer dans une large mesure (ou elle feint d’ignorer dans bien des cas) combien son historicité à elle est socialement informée.

Cette ignorance est d’autant plus surprenante, écrit Lahire, que « le vocabulaire des relations dominants-dominés est en permanence mobilisé par les auteurs qui définissent, décrivent ou analysent la nature des rapports entre l’art et son public », alors que cette dimension n’est que « rarement soulignée par les spécialistes de l’art et de son histoire ». À propos d’une journée d’étude consacrée à la peinture de Poussin, l’auteur constate que « les historiens d’art, conservateurs de musée, restaurateurs, ingénieurs, etc., réunis dans ce genre de journée ne s’interrogent jamais vraiment sur l’ensemble des conditions historiques de possibilité de l’interaction qu’ils ont avec les tableaux qu’ils observent et commentent. Ils jouent leur jeu en toute méconnaissance de tout ce qui a conduit à cette situation précise ».

Bernard Lahire, Ceci n’est pas qu’un tableau. Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré

« La Fuite en Égypte », de Nicolas Poussin (vers 1658)

Comme le suggère la teneur de certains entretiens individuels qu’a menés Bernard Lahire par ailleurs, cette méconnaissance n’est cependant pas totale, en ce que tout le monde n’est pas dupe du « jeu » en question. En montrant qu’ils en connaissent les règles, ceux qui s’y adonnent en société le font quelquefois précisément pour marquer qu’ils en font partie. Ou qu’ils aspirent à l’intégrer, puisque, dans un contexte de précarisation accrue, le risque est moins d’être mis de côté que de ne jamais entrer dans la société des gens d’art. L’examen sociologique de cette catégorie d’aspirants spécialistes maintenus dans une situation de porte-à-faux vis-à-vis de leur milieu de formation serait d’autant plus pertinent qu’il considérerait une population suffisamment proche de l’art pour en connaître la valeur sacrée, mais trop éloignée statutairement de l’art pour émettre sur ces sujets un jugement autre que profane aux yeux des institutions.

C’est en effet à ce niveau que l’enjeu de la domination se fait le mieux sentir, et qu’il opère sa jonction avec le passé qui, en histoire de l’art, prend quelquefois une valeur sacrale dépassant le simple respect des faits auquel l’historiographie est tenue. Deux propositions de Bernard Lahire vont dans ce sens. La première postule que « l’opposition du profane et du sacré s’articule aux rapports de domination de la société » du fait que « les dominés sont renvoyés du côté du profane alors que les dominants multiplient les associations et raccordements au sacré, aux foyers de légitimité ». La seconde énonce que « le présent des rapports de domination communique avec le passé des rapports de domination » ; et cette communication est, elle aussi, explicitement ou non, vectrice de légitimation.

Dans ce contexte, certaines remarques formulées depuis la sphère profane (à laquelle appartient ici le sociologue) paraissent donc d’autant plus illégitimes qu’elles sont potentiellement sacrilèges. À ce titre, l’exemple probablement le plus fascinant que convoque Bernard Lahire porte sur ce que le droit français nomme la « substance » d’une œuvre d’art. En vertu du Code civil, une vente peut en effet être annulée s’il est prouvé qu’il y a eu « erreur sur la substance » de l’objet vendu ; en l’espèce, qu’il a été certifié au vendeur qu’il cédait une copie d’après Poussin alors qu’il s’est avéré ensuite qu’il se défaisait d’un original. Or cette substance, rappelle Lahire, est « collectivement déterminée et nécessite un long processus, jamais totalement stabilisé, d’expertise », au cours duquel on s’interroge certes sur son statut mais on ne se demande jamais « si la distinction original/copie/faux est pertinente, si l’art mérite autant d’attention, ou s’il est légitime de séparer les objets considérés comme sacrés des objets profanes».

Il est à peine exagéré de penser qu’une telle phrase peut suffire à faire frémir bon nombre de professionnels du monde de l’art. Non pas tant parce qu’elle remettrait en cause leurs qualifications que parce qu’elle suggère que celles-ci les amènent à produire, en plus d’un discours scientifique parfaitement valable sur les œuvres qu’ils étudient, ce que Bernard Lahire nomme de la « magie sociale », magie dont la puissance se réalise dès lors qu’elle aboutit effectivement à payer fort cher les œuvres sur lesquelles elle exerce son empire.

« Authentifier un tableau, c’est créer son aura auprès des spectateurs. Mais l’acquérir pour une somme qui fascine par le pouvoir sur les choses et les personnes qu’elle représente, c’est aussi une façon de participer à la magie sociale de l’art et de rendre implicitement hommage aux puissances sociales qui s’y manifestent. » Aussi est-il parfaitement justifié de parler de son entrée dans une collection muséale de niveau national comme d’une « consécration ». Le tableau ayant accédé progressivement, par toute une série d’énoncés performatifs, au statut d’œuvre potentiellement sacrée, le musée le proclame finalement tel, et l’expose en conséquence à l’admiration de tous.

C’est donc peu dire que Bernard Lahire semble s’être donné pour tâche de doucher l’enthousiasme collectif et de briser le charme de l’entreprise qui en avait réuni les protagonistes. « Tout cela rappelle qu’il existe des conditions collectives et historiques de production d’une émotion de nature esthétique face à un tableau », écrit-il simplement, l’amour qu’on lui porte fût-il inconditionnel. Amour un peu gâté, toutefois, dès lors qu’il est institutionnalisé, et que l’incorporation des mécanismes institutionnels par ceux qui en sont les agents bénéficie moins à l’œuvre qu’elle ne permet aux donateurs et aux autres d’en tirer quelque profit substantiel, qu’il soit d’ordre symbolique ou financier.

C’est pourquoi il est un peu surprenant que Bernard Lahire salue dans ses conclusions « l’extrême justesse d’un certain nombre d’intuitions » qu’eut Jean Dubuffet dans Asphyxiante culture en 1968 à propos des ressorts profonds de ce système, tout en regrettant qu’elles soient « noyées dans une rhétorique dénonciatrice ». Son « ton polémique et le caractère essayiste de l’ouvrage » ne sont certes pas académiques, mais c’est précisément ce genre d’écriture profane, et même de profanation, qui a instruit la méthode critique que pratique aussi Bernard Lahire.

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