Qu’est-ce qu’un personnage de fiction ?

Malgré les magnifiques exercices de pensée de Pierre Bayard et les incursions répétées de Gérard Genette dans le registre humoristique, le genre de la fiction théorique semble bien conforme à l’esprit de sérieux qui s’est abattu sur la théorie littéraire depuis son entrée dans le champ des sciences exactes. On ne cachera donc pas son plaisir à l’invitation proposée par Françoise Lavocat à venir visiter dans Les personnages rêvent aussi le système solaire imaginaire de la planète « Fiction » et sa capitale, « Shadavar », pour aborder dans une forme enlevée et ludique des questions aussi austères que l’ontologie de la fiction et la sémantique des mondes possibles.


Françoise Lavocat, Les personnages rêvent aussi. Hermann, coll. « Fictions pensantes », 278 p., 24


Qu’elle est loin, l’heure où la philosophie de la littérature se faisait par des dialogues en enfer, des correspondances entre princesses, des allégories bucoliques ou des jugements émis par des muses ! Si elle s’est faite la théoricienne de la frontière controversée entre fiction et récit sérieux donnée comme une garantie de la solidité de nos savoirs (Fait et fiction, Seuil, 2016), l’auteure, professeure de littérature générale et comparée, n’hésite pas quant à elle à recourir au procédé du voyage philosophique et aux délices de l’allégorie pour nous proposer une réflexion sur une question qui nous tient autant à cœur que les existences des héros romanesques qui peuplent nos mémoires : la nature des personnages de fiction.

Françoise Lavocat, Les personnages rêvent aussi Qu'est-ce qu'un personnage de fiction

Mia Farrow dans « La Rose pourpre du Caire » de Woody Allen (1985) © D.R.

À la manière dont, par ce qu’on appelle des métalepses, les personnages de La rose pourpre du Caire ou des merveilleux romans de Jasper Fforde percent l’écran, changent de niveau narratif et viennent produire un métadiscours sur les fictions dont ils sont sortis, ce sont des personnages qui viennent ici réfléchir sur la question théorique des personnages. La « jalousie des personnages fictifs » est l’occasion de débattre du statut particulier des personnages historiques dans la fiction à travers un « jury ontologique », le « Chiméramètre ». Tandis que certains viennent en musant réfléchir à la mort possible de leurs auteurs sans le détour de pesantes analyses des théories de Roland Barthes, que d’autres s’intéressent à ces phénomènes littéraires que sont la « non-fiction » et les « fanfictions » ou que d’autres encore viennent réfléchir aux bénéfices psychologiques de la lecture sans le lourd vocabulaire des sciences cognitives, nous abordons allégrement et sans presque nous en rendre compte le problème de la valeur, de l’interprétation, de l’auctorialité.

Malicieux jusqu’à l’étourdissement, prenant le risque de se mêler à nos débats les plus brûlants (« Le canon, le patrimoine littéraire et artistique ne renferment aucun texte qui noffense pas les normes actuelles en matière de respect des croyances religieuses, de représentation de la diversité culturelle, des genres et des minorités », note Françoise Lavocat avant de regretter « le temps où lart et la littérature étaient évalués à laune de leur transgression »), le dispositif proposé par l’auteure offre de délicieux détours : comment mieux comprendre, par exemple, les fake news qu’en les comparant aux miracles des « convulsionnaires » de Saint-Médard ?

Inclassable, le livre donne de la chair à tous les débats qui animent la critique littéraire moderne, prouvant en une seule fois que, contrairement à ce qu’annonçait Antoine Compagnon dans Le démon de la théorie (Seuil, 1998), la théorie n’est pas morte et qu’elle peut même nourrir nos débats culturels contemporains. On pourra recourir à la liste des personnages donnée à la fin du voyage pour les retrouver dans leur monde d’origine avant transfert « transfictionnel » et se plonger dans la bibliographie finale renvoyant aux essais théoriques dont les thèses sont fictionnalisées pour approfondir si nécessaire le débat. Considéré comme l’annexe ludique d’un long ouvrage théorique potentiel ou comme un petit chef-d’œuvre d’humour autonome, le projet emporte l’adhésion et touchera autant les visiteurs assidus de fabula.org que ceux que le jargon critique indispose : pour parler de la fiction, il n’y a pas mieux que la fiction.

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